Le non-dit est omniprésent dans les lettres, par voie de censure et, plus encore, d’autocensure, mais aussi à cause d’incompétence, puisque tout le monde ne dispose pas à tout moment des « mots pour le dire », voire, de manière moins attendue, de public, car on n’a rien dit tant que personne n’est là pour entendre.
Le nouveau livre de Jean-Benoît Puech, La Préparation du mariage, donne à lire tous ces silences, en fait inséparables. Il soulève aussi des questions radicales sur les limites comme sur la nécessité irrépressible de la confession, ce genre littéraire et existentiel où se brouillent les frontières entre toutes les nuances du dire : pouvoir-dire, savoir-dire, vouloir-dire. À cause d’abord de l’objet de la confession : des éléments de vécu (je n’entre pas dans les détails, souvent sordides, y compris psychologiquement) qui continuent à inspirer à l’auteur des sentiments de honte, cette forme suprême de la culpabilité. À cause des effets à redouter, ensuite : comment éviter de blesser celles et ceux dont il sera question dans ce texte qui veut « tout dire » ? Enfin à cause du style : que faire pour ne pas tomber dans l’exhibitionnisme ou, plus simplement, ne pas se tromper de style pour une telle parole ?
Les lecteurs de Jean-Benoît Puech savent comment ses textes nient et disent en même temps le substrat autobiographique d’une œuvre qui, tout en refusant les facilités de l’autofiction, s’accommode mal des masques de la fiction. Ces mêmes lecteurs retrouvent ici les deux méthodes chères à l’auteur : d’une part la transposition (la fiction n’est pas invention, mais écart, déplacement d’une base authentique), d’autre part la contraction (le vécu de Puech n’est pas transposé intégralement, ce qui passe au livre est un digest, une synthèse, un résumé, et non pas de l’ensemble d’une vie mais juste d’un petit pan).
La Préparation du mariage reprend la tactique de transposition. Le texte, qui ne s’appelle pas roman, se présente comme un manuscrit trouvé (« Souvenirs intimes de Clément Coupèges. 1974-1994 ») et porte en quatrième de couverture une leçon de lecture on ne peut plus nette : « Chacun ne connaît de sa vie que le roman qu’il s’en fait ». Le livre revient également sur la matière thématique et biographique des autres textes de Jean-Benoît Puech, quel que soit l’auteur auquel ils se trouvent attribués : les personnages, les lieux, les événements, les idées de ces quelque quinze volumes sont revisités de manière intégrale ou presque dans les pages du narrateur. Cependant, le ton et les enjeux de la publication ne sont pas ceux des textes antérieurs de l’écrivain.
Cette différence tient avant tout au style. Jean-Benoît Puech renonce à la contraction, pour s’efforcer de dire de façon presque exhaustive, certes sous couvert d’hétéronyme, ce qui s’est passé entre 1974 et 1994, puis pour analyser microscopiquement l’interprétation par le narrateur de sa propre place à l’intérieur des choses vues et vécues. De la même façon, Jean-Benoît Puech explore également la surenchère formelle de ce désir d’exhaustivité. Le livre tente de reconstruire les transformations d’une personne, soigneusement inscrite dans un contexte et une époque déterminés (la jeunesse presque dorée des années 1960 et 70 et sa fréquentation de milieux plus interlopes) à travers le brassage d’un lexique très connoté et d’une syntaxe surchâtiée, l’un et l’autre mis à distance à grand renfort de guillemets, d’italiques et de style indirect libre.
La différence essentielle vient toutefois d’ailleurs. Ce qui change dans La Préparation du mariage, c’est avant tout la fin du texte, dans les deux sens du terme. À l’opposé des autres transpositions autobiographiques de Jean-Benoît Puech, le présent livre se termine par une sorte de révélation ou de délivrance, plus exactement de rédemption, en l’occurrence par l’amour (et on notera que, sur cet amour, le texte est avare de précisions : on reste dans la préparation du mariage, comme si, le rite une fois accompli, le besoin de continuer à parler et partant de commencer à célébrer avait disparu tout d’un coup). Cette fin heureuse sur le plan de l’intrigue modifie aussi la fin de l’écriture, c’est-à-dire le dessein et le pourquoi de la parole que Puech place sous le signe des Aveux, selon le titre de la nouvelle traduction de Saint Augustin, dont une citation et clôt, à un détail près, les confessions de Clément Coupèges.
Cette référence qui « embrasse » le texte le met d’emblée dans une autre perspective temporelle. La restitution du passé, que l’auteur des souvenirs veut complète et fidèle, devient d’emblée impossible, puisque la transcription d’une vie se fait maintenant à la lumière d’un dénouement que rien, au cours de cette vie même, ne permettait de prévoir. Ce décalage, existentiel davantage que chronologique, empêche le narrateur de vraiment retrouver le passé effacé ou transfiguré par la fin qu’il n’espérait plus. La complexité temporelle du livre, qui va et vient entre l’avant et l’après et surtout entre les pensées du moment historique et celles, diversement éclairées, du présent de l’écriture (mais c’est un présent qui n’est pas un instant unique, qui évolue en cours de rédaction) explique sans doute la surprise finale du livre, qui ne surprendra qu’à moitié les lecteurs de Jean-Benoît Puech. Après la fin des mémoires 1974-1994, on trouve en effet un épilogue, toujours signé par Clément Coupèges qui cependant se désigne lui-même à la troisième personne, comme « le narrateur ». Cet addendum lance une nouvelle série d’hypothèses sur le signataire et sur la nature du texte qu’on vient de lire. Le statut des aveux redevient incertain (vrai ou faux, sincère ou non, complet ou partiel, etc.), mais il ouvre la voie, peut-être, à l’écriture d’une suite de « scènes de mariage » ici soigneusement gardées en hors-champ.
Jan Baetens