(comme dans un poème d’Alferi)
Soit, dans Les allures naturelles, le premier recueil de Pierre Alferi (P.O.L., 1991), ce petit poème sur le thème de la pression – non l’état, mais le mouvement :
on suppose que les bulles
se déplacent libres
comme l’air, même
dans la colonne comprimée
d’une lance d’incendie.
Le texte commence par poser une petite leçon sur les bulles, qui a tout d’une évidence : les bulles se déplacent librement, cela correspond à notre intuition, par exemple quand nous regardons ce qui se passe dans une coupe de champagne. Puis tout bascule, mais autour d’un mot qui semble contredire justement la différence : “même” (vers 3), terme qui n’introduit pas une variation sur le même, mais le saut vers quelque chose d’autre (la compression, mais mêlée à l’explosion ; l’eau, mais mêlée au feu). Une tout autre leçon s’en déduit : leçon de liberté, certes, mais de liberté dans la contrainte (voire grâce à la contrainte ?).
On relit donc et du coup on se réalise que le déplacement, le changement avait déjà eu lieu avant la “volta” du vers 3, mais cette fois au cœur de l’être, de l’identité des bulles mêmes : elles ne sont pas présentées comme des “bulles d’air”, mais comme des “bulles… comme l’air”, ce qui provoque une scission intrigante à l’intérieur de la bulle, la propriété de l’objet décrit glissant vers le statut de comparant (qui normalement s’ajoute à l’objet de l’extérieur).
On relit encore, attentif aux jeux du même et de l’autre. La technique des vers semble pencher résolument du côté de la diversité, du chatoyant, de la mobilité permanente. D’un vers à l’autre, on nous interdit les repères traditionnels : les vers ne riment pas, le nombre de mots et de syllabes par vers change sans cesse, les lignes n’ont pas la même longueur, tout enjambe tout le temps. Mais à mesure que ces irrégularités frappent l’attention, un autre système, fait de régularités très construites, se manifeste, puis s’impose, pour à la fin du texte acquérir une réelle visibilité. Au vers 3, la lettre M investit les extrémités. Au vers 4, on voit apparaître une allitération, même si elle n’est que visuelle : “CO-lonne CO-mprimée”. Du vers 4 au vers 5, l’allitération du début des vers (“dans… // d’une…”) se substitue à la rime manquante. Le vers 5, enfin, se compose presque tout entier d’une alternance de deux blocs assonants : “d’une… d’in…die”, puis “…ance… ince…”
Sur ce poème, que dire ? Ce que le poème dit, il le dit sans tricherie. Il n’est pas possible de le dire plus clairement, ni plus simplement. En même temps, dès qu’on commence à lire le poème, sa densité éclate. Sa liberté est réelle : elle étoffe, elle renchérit, elle comprime, même dans la colonne “IM-primée”, serait-on tenté de lire.