Depuis que la poésie existe, les poètes se sont plaints: tout a été dit, et l’inspiration me manque. D’autres regrets s’joutent : la poésie ne compte plus, tout le monde se dit poète, il n’y a plus de lecteurs. Parfois l’angoisse est plus intime encore : ce que fais, que j’écrive ou je me taise, est ridicule. La source de pareilles idées est toujours la même : la conviction que la poésie sert avant tout à l’expression d’un moi qui recherche un toi qui le comprenne.
L’histoire de la poésie, en tout cas moderne, est celle d’une longue lutte avec ces questions, et plus encore avec la tentation de revenir toujours sur les solutions anciennes. Des documents poétiques de Franck Leibovici (publié en 2007 chez Al Dante, qui a fait peau neuve depuis, sans renoncer au programme esquissé dans ce livre) est une synthèse en même temps qu’un manifeste d’une possible alternative.
Un document poétique est une forme d’écriture où terme « document » prime fortement le mot « poétique », au sens conventionnel du terme. Un tel document prolonge plusieurs traditions : celle du ready made d’abord (qui en littérature n’est jamais un objet unique, mais une série, une séquence, un paradigme devenu syntagme) ; l’objectivisme ensuite (un courant venu d’Amérique qui ancre le discours poétique dans la parole sociale, non dans le dire individuel) ; enfin l’esthétique du remix (qui n’a pas attendu l’ère numérique pour se manifester). Le document poétique est une redescription, obtenue à l’aide d’une vraie méthode de transformation/transcription, d’une description verbale du réel (c’est la grande différence avec la technique du collage, où une telle méthode fait en principe défaut). Il est important que le document en question porte sur un problème social, et non pas sur quelque « beau sujet », car l’objectif du document est bien d’intervenir (c’est la grande différence avec la poésie conventionnelle, qui ne parle pas toujours du social et qui n’a que rarement l’ambition de faire la différence). En troisième lieu, un document poétique se présente sous forme de tableau (c’est ce qui rapproche le document d’une certaine poésie visuelle), mise en scène à la manière d’une performance (c’est ce qui l’en détache, car le document visé par Leibovici peut être très éphémère).
Des documents poétiques ne citent pas Paul Nougé. On ne comprend pas pourquoi. Les poètes n’ont pas tort de se plaindre.