Pour comprendre un genre littéraire, il ne suffit pas de connaître ce qui se publie sous son nom ou son étiquette. Le cas du roman-photo est parlant ici. Mais la poésie est non moins concernée.
Prenons par exemple Nous Deux, que tout le monde croit connaître, sans l’avoir lu, mais que seule une lecture « élargie » permet de vraiment apprécier : il est important de savoir ce qu’est la presse du cœur en général, puis de connaître aussi les genres particuliers qui accompagnent et influencent les récits photo-romanesques dans les magazines –de la nouvelle sentimentale à la recette de cuisine, du courrier des lecteurs aux interviews avec les stars, bref du langage du cœur tel qu’il se parle dans la presse spécialisée au langage du cœur tel qu’on le trouve dans la société qui accueille et suscite ce genre de publications. Corollairement, et dans un tout autre registre, pour apprécier la réinvention du roman-photo dans Droit de regards de Marie-Françoise Plissart et Jacques Derrida, récemment repris aux Impressions Nouvelles, on gagne à s’intéresser un peu au Nouveau Roman (et à Borges), à la théorie du genre (au sens sexuel de « gender ») ou encore à la philosophie queer (dont le mot clé est l’indécision, sexuelle et autre). Certes, tant Nous Deux que Droit de regards peuvent se lire parfaitement comme des objets autonomes. Mais un regard élargi aide à mieux en saisir les véritables enjeux.
Il en va de même pour la poésie, qui ne peut se contenter d’être définie « contre » la langue, comme une forme plus pure, plus accomplie du langage quand ce dernier est mis au service d’un but désintéressé, pour ne pas dire supérieur (l’expression de la « Langue », par exemple). On se trompe à vouloir comprendre la poésie comme une langue au-dessus, en dehors ou en marge des langues de la tribu. Quand il oppose la poésie à l’universel reportage, Mallarmé ne cherche pas à scinder deux états de la langue, le premier aliéné, celui de la presse, qui s’avilit tout en dégradant son lecteur, le second authentique, celui de la poésie, qui institue ses propres règles tout en émancipant son lecteur. Ce que vise le Prince des poètes, c’est une nouvelle manière de penser la langue comme un tout en mouvement, dont les parties interagissent sans arrêt. Mallarmé ne cherche pas à parler une autre langue, il veut parler autrement, quitte à se remettre perpétuellement en question.
Depuis ses premières origines en 1947, le roman-photo est toujours parvenu à se transformer au contact d’autres formes de récit qui le critiquent ou le mettent au défi. Il serait bien dommage que les poètes ne lisent que de la poésie et n’écrivent que pour d’autres poètes.