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Du côté des auteurs
17 février 2020

La lecture, qui passe pour un acte solitaire, nous relie au monde entier. Tout livre, y compris de pure fiction, est toujours une fenêtre sur autre chose que nous (et souvent aussi sur des aspects de nous-mêmes que nous pensions ne pas connaître). Un texte se transforme inévitablement en carrefour de textes. Et toute lecture, enfin, est un nœud de relations et de découvertes qui à la fois nous éloignent de l’œuvre et nous y ramènent.

En voici un exemple, facile à reconnaître, du moins quant à ses principes et mécanismes, par n’importe quel lecteur.

J’achète, un peu par hasard, un ouvrage moins connu de Jacques Borel, Poésie et nostalgie (éd. Berger-Levrault, 1979). Les motivations de cet achat ne manquent pas : j’aime beaucoup Borel, le thème du livre m’interpelle, la couverture typographique me séduit immédiatement. Mais il est une raison supplémentaire, littéralement unique: je découvre le livre chez un bouquiniste et l’exemplaire en question, qui ne porte pas le nom du précédent propriétaire, regorge d’ajouts éminemment privés : le compte rendu du journal Le Soir qui avait alerté le premier client, puis une double date, celle de la commande en librairie, celle de l’achat proprement dit, enfin une série de notes et observations marginales, pratique qui a tout pour me rebuter, car écrire dans un livre est à mes yeux une forme de sacrilège, mais qui ne l’occurrence me touchait beaucoup, tant les remarques, au crayon et faites en néerlandais, disaient l’essence de l’acte de lire, qui tient de l’admiration et de la joie.

N’ayant pas eu le temps de détailler le sommaire en librairie, je n’avais même pas vu que le recueil de Borel contenait un texte, un des plus beaux du volume, sur Léon-Paul Fargue, dont ni la vie ni l’écriture ne me laissent indifférents, si on m’autorise à user d’un euphémisme. Or, l’analyse de Borel, que je croyais n’exister que dans cette édition, sans doute rare et pour cette raison totalement inconnue de moi, n’est probablement que la reprise, avec peut-être des variations que je n’ai pas encore eu le temps de vérifier, de la “postface” d’une édition de poche, parue en 1971, d’Épaisseurs et de Vulturne, que ma passion de cet auteur m’avait occultée (je possédais déjà, l’un et l’autre en des éditions plus anciennes, les deux livres réunis dans la collection de poche de Gallimard et je n’avais jamais eu l’idée d’acquérir aussi la réédition).

Or quelques semaines plus tard, plongé dans La Dépossession (1973) de Jacques Borel, le journal des visites périodiques à sa mère, hospitalisée dans une clinique psychiatrique de 1958 à sa mort en 1972, voici que je tombe sur un passage qui jette une nouvelle lumière sur l’analyse de la nostalgie chez Fargue.  Au cours de ses  visites espacées, l’auteur, venu de Paris, à plus de dix heures de voyage de l’hôpital, loge à l’hôtel où il partage son temps entre l’écriture et les conversations avec sa mère, à qui on accorde le droit de sortir avec son fils. Le 14 avril 1968, il note ceci, au moment où il annote Guillevic et regarde dormir sa mère, qui fait dans sa chambre sa sieste rituelle :

“Je n’ai rien fait d’autre, depuis mon arrivée, comme lors de ces séjours précédents que je passais tout entiers dans l’intimité d’un poète : Fargue, Jaccottet, ce poète catalan à peu près inconnu, Joseph-Sébastien Pons, c’est ici que j’ai essayé de dire ma rencontre avec eux ; et cela même, cette fois-ci, on dirait que ce n’est plus, plus tout à fait, la même chose. Ce regard critique, les autres fois, que je portais sur des œuvres que j’aimais, c’était comme s’il eût été lui-même soutenu, nourri en secret par mon amour pour cet être mutilé à côté de moi, par sa présence ; c’est aujourd’hui comme si je donnais tout à l’œuvre dans laquelle je m’enclos, et qu’il ne me restât plus pour ma mère que cette pointe sèche et glacée qui survit seule de l’esprit critique quand l’amour n’est plus là pour illuminer et approfondir.”

La Dépossession est un livre de douleur, sans nulle complaisance, et de retrouver ici les circonstances dans lesquelles ont été rédigées les études de Poésie et nostalgie a représenté un véritable choc. Que serait devenue l’analyse de Fargue si elle s’était écrite à la place des pages sur Guillevic, à un moment où l’amour de la poésie et l’amour d’un être aussi proche tendaient, provisoirement peut-être, à se dissocier ?

Certes, les grands textes se lisent tout seuls : ils n’ont pas besoin des béquilles de la biographie ou du contexte historique, mais les grands textes sont aussi ceux qui survivent à ce genre d’informations parfois anecdotiques. Le chapitre de Borel sur Fargue en reste une illustration exceptionnelle.

 

 

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