Il y a des livres qu’on ne se pardonne pas de ne pas encore avoir lus (mais au fond, qu’est-ce qu’on attend pour le faire ?). Il y en a d’autres, plus importants sans doute, qu’on regrette d’avoir ignorés si longtemps. L’essai de Michel Gauthier, Olivier Cadiot, le facteur vitesse (Paris, presses du réel, 2004), en est un exemple. Cette étude d’un texte capital de l’écriture nouvelle, un peu cachée dans le catalogue d’une maison d’édition plutôt spécialisée dans les arts plastiques, compte parmi les tout grands essais littéraires des dix dernières années. D’abord, bien entendu, parce qu’elle aide à mieux apprécier les qualités d’un ouvrage hors pair, Le retour définitif et durable de l’être aimé (P.O.L, 2002). Ensuite, et de manière plus importante encore, parce que l’essai de Michel Gauthier aide à faire comprendre ce qui est réellement en jeu dans ce que l’écriture d’aujourd’hui produit de mieux (et qu’on ne dise plus que la littérature française n’est plus capable d’invention et de nouveauté). En ce sens, Olivier Cadiot, le facteur vitesse introduit dans la critique littéraire un véritable changement de paradigme (comparable, toutes proportions gardées, à la révolution critique d’un Jean Ricardou dans les années 60 et 70, qui a permis d’apprécier le Nouveau Roman dans une perspective totalement inédite). On lisait Cadiot, trop peu certes, mais enfin on le lisait. On ne le lira plus de la même façon maintenant, et cette nouvelle lecture s’étend à toute la littérature qui cherche, non pas à retourner en arrière, comme c’est massivement le cas aujourd’hui, mais à essayer d’écrire après la modernité.
Pour répondre à cette question : « qu’est-ce écrire aujourd’hui, après la modernité ? », Michel Gauthier part d’une interprétation audacieuse, mais juste (et juste parce qu’efficace, éclairante, utile à faire comprendre ce qui se passe réellement dans l’écriture de Cadiot), de l’être aimé, retourné après une longue absence : c’est la poésie, qui revient dans le domaine du roman. Mais ce retour n’est pas simple retour à une situation antérieure : le roman n’est plus ce qu’il était, ni la poésie, et les retrouvailles ne peuvent mettre en parenthèses les transformations de l’une ni de l’autre. La poésie, qui n’est plus « inadmissible », a été « désublimée ». Elle n’est plus une forme d’expression singulière, distincte et séparable de la prose et du roman, elle est devenue, et ce depuis le romantisme allemand, une manière de mettre en crise le langage, et elle revient ici comme la force qui transforme l’écriture du roman. La poésie ne se mélange pas au roman, elle n’est pas ce qui alterne avec la prose, elle est ce qui poétise le roman, c’est-à-dire qui le rend ‘poétic’.
Cette poétisation est avant tout affaire de rythme. La poésie est la force qui arrache le roman à la hantise spatiale de la modernité, qui pense l’objet d’art comme objet spatiale totalement détaché de son contexte, pour l’insérer dans un environnement marqué essentiellement par des questions de temps et de rythme, accélération et ralentissement confondus. C’est là une thèse très forte, qui rompt avec la lecture admise du postmoderne comme critique des grands récits et retour aux histoires minuscules de tout un chacun (et qui souligne volontiers l’opposition d’une modernité hantée par l’Histoire et une postmodernité incapable d’y accéder et partant enfermée dans le superficiel, c’est-à-dire dans l’espace, dans l’image, dans le spectacle). La lecture de Michel Gauthier est tout autre : ce qui vient après la modernité, c’est la redécouverte du temps ; la poésie est ce qui rend au roman non pas sa profondeur mais son rythme ; écrire et lire aujourd’hui, c’est s’abandonner au facteur vitesse.