En 2007, Jan Baetens a reçu le Prix triennal de poésie de la Communauté française de Belgique pour Cent fois sur le métier. La remise du prix eut lieu le 29 février 2008.
Discours de Jan Baetens
« Aujourd’hui, les poètes flamands d’expression française sont plus rares encore que les 29 février, et je ne pense pas être le seul à le regretter. Non pas par nostalgie, en songeant à tous ces auteurs flamands qui ont enrichi le patrimoine des lettres belges, mais à cause du présent et surtout de l’avenir. Je crois en effet qu’une littérature gagne à s’ouvrir à celles et à ceux qui la choisissent librement – par conviction, par désir, par amour.
C’est exactement mon cas. Tout le monde sait que je n’écris pas en français par atavisme, par tradition familiale, par souci de distinction, mais par une nécessité intérieure. Le choix du français est un choix voulu, pleinement assumé, que j’ai toujours défendu contre l’incompréhension et les moqueries de certains proches (du reste, presque personne en Flandre ne sait que j’écris). C’est le défi que pose le choix d’une langue étrangère qui m’a permis de trouver ma voix et ce sont les exemples de la littérature française et belge qui m’aident à me faire étranger à moi-même – condition sine qua non, selon moi, de toute parole véritablement littéraire. Écrire n’est pas une manière de s’exprimer, mais une façon de “partager le sensible”, pour citer Jacques Rancière, c’est-à-dire une façon de proposer aux lecteurs de nouvelles façons de voir le monde – et le mot important est ici “monde”, non le mot “moi”.
Comme beaucoup d’autres écrivains de ma génération j’ai découvert la littérature belge tardivement, après et à travers la littérature française. Je regrette aujourd’hui ce temps perdu, car la littérature belge est non seulement singulière, elle est aussi indispensable, comme j’ai essayé de le démontrer dans l’anthologie bilingue qu’il m’a été permis de composer (Les Belges sont à la mode, éd. “P”, 2002) et dont je garde les meilleurs souvenirs.
Une des plus grandes joies de la littérature est son caractère collectif. Écrire est non seulement une façon de se libérer de soi, de lutter contre sa propre bêtise (je ne parle que pour moi-même, bien entendu), c’est aussi une belle façon de travailler en commun. Avec ceux qu’on lit, certes, et qui nous inspirent, mais aussi avec qui font exister un tel travail : d’une part les amis qui nous lisent, nous critiquent, nous encouragent (et merci donc à Bernardo Schiavetta de jouer ce rôle depuis quinze ans déjà) ; d’autre part l’éditeur qui nous soutient, qui s’engage, qui écrit tout autant que ceux qui signent les livres. J’ai le privilège d’avoir de tels éditeurs, Benoît Peeters et Marc Avelot, et une telle équipe éditoriale, celle des Impressions Nouvelles. Je ne sais comment exprimer ma dette à leur égard. Qu’ils sachent que ce prix récompense autant leur travail que le mien. »
Éloge de Pierre Piret
« Quatre titres ont retenu tout particulièrement l’attention du jury, qui souhaite les mentionner chacun : gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche, d’Elke de Rijcke (recueil en deux tomes parus au Cormier), a séduit par son écriture hermétique et son architecture ambitieuse ; Gisella, de Jean-Pierre Verheggen (éditions du Rocher), a ravi par son audace, qui permet au poète de demeurer à la hauteur des circonstances douloureuses qu’il sublime ; l’écriture du quotidien de Serge Delaive dans son recueil Les Jours (éditions de la Différence) a touché par l’émotion qu’elle dégage ; Cent fois sur le métier, de Jan Baetens (Les Impressions Nouvelles), a impressionné par son ambition théorique et son écriture incisive.
Au terme de ses délibérations, le jury a décidé d’attribuer le Prix triennal de poésie 2004-2007 à ce dernier recueil.
Placé explicitement sous le patronage de Boileau et de son Art poétique, de Ponge et de Queneau, Cent fois sur le métier célèbre d’abord le métier du poète, ouvrier du verbe. Les métiers de la langue (du “grammairien” au “lexicographe”) et de l’écrit (du “poète branché” à l’”imprimeur”) y occupent d’ailleurs une place considérable. L’oulipo n’est jamais loin et la contrainte que le poète s’est donnée pour faire droit si possible à l’invention consiste à façonner cent poèmes sur cent métiers, en trouvant pour chacun le style qui convienne. Ainsi le “Comptable” requiert-il du poète la minutie de son périlleux exercice (“ce qu’on appelle tenir les livres”), tandis que le “Censeur” le réduit logiquement au silence de la page blanche. Du “courtier d’assurances” au “géomètre”, du “directeur des ressources humaines”, au “démonstrateur du salon des arts ménagers”, du “moniteur de ski” au “roi” (point de “ministre” par contre dans ce recueil décidément très belge !), de la “doublure” au “spécialiste de Georges Perec”, chaque métier est ainsi cerné d’un trait : une anecdote rapide et un style de circonstance suffisent à saisir l’essentiel.
Ainsi, c’est la langue française elle-même que l’écriture très ramassée de Jan Baetens remet cent fois sur le métier. Cette langue qui n’est pas sa langue maternelle et qu’il protège comme l’apiculteur, ses abeilles : “À moi de les protéger de tout ce qui vole / La substance de leurs paroles : les fleurs / En plastique, l’herbicide, les ours travestis.”
On l’aura compris, Cent fois sur le métier est le recueil d’une forte tête : non seulement il témoigne d’une réflexion constante sur la création, mais cette réflexion est présentée comme la condition même de toute création. Dans le même temps, Jan Baetens dédie son recueil “aux lecteurs, qui connaissent le dur métier de vivre” et il ne cède en effet jamais sur l’exigence existentielle qui définit aussi la poésie. Car, comme chacun sait, un métier n’est pas une forme vide, mais ce qui – c’est du moins ce qu’on peut espérer – donne du sens à nos vies.
En primant Cent fois sur le métier, c’est l’ensemble de ces qualités que le jury a voulu reconnaître – l’ensemble de ces qualités plus une, qui n’est autre que l’humour. Parlant avec humour des métiers d’hier et d’aujourd’hui, Jan Baetens fait le pari courageux de n’écrire pas seulement pour les poètes, mais de songer à ce que peut encore signifier la poésie et à qui elle doit s’adresser. “Être Gongora, et godiche itou”, s’exclame le “noceur (professionnel)”, qui est sans conteste, sur ce point au moins, un double du poète : Cent fois sur le métierentend réconcilier l’hermétisme et l’ignorance, la culture et la naïveté, défendant ainsi l’idée, pour paraphraser Vitez, d’une “poésie élitaire pour tous”. »