« Sur le point de mourir, au seuil de ses quatre-vingts neuf ans, Michel-Ange écrit : “Je regrette de n’avoir pas assez fait pour le salut de mon âme, je regrette de mourir au moment précis où je commençais à apprendre le rudiment de ma profession.” C’est à la lecture de ces mots que me prit le désir de savoir qui était ce géant.
La vie qui se révéla alors à moi étant plus incroyable qu’une fable, j’eus envie de la raconter, une nouvelle fois – mais plutôt qu’en une traditionnelle monographie, en un récit lyrique dont le narrateur serait le dernier amant de l’artiste. Peu m’importa dès lors la vérité objective des faits – et je n’hésitai pas à “romancer” afin d’atteindre, plus directement, une vérité de sentiments. L’essentiel fut de rendre aussi attachant qu’il dut l’être ce personnage torturé, impossible, et brûlant – qui ne fit, par son labeur acharné, que rechercher vainement l’amour, terrestre ou divin.
Sa carrière, à ses yeux, étant une suite d’échecs – oeuvres manquées, inachevées ou détruites – l’artiste, au long de sa correspondance, ne cesse de maudire un travail qui le condamne à la solitude et l’empêche de vivre ; et ce ne sera qu’à l’approche de ses soixante ans qu’une véritable explosion affective viendra l’arracher à son oeuvre : le vieil homme, alors, se consumera pour des jeunes gens qui se refuseront à lui – ou l’utiliseront. Et quand il se remettra à la tâche, s’épuisant jusqu’à son dernier souffle sur le chantier de Saint-Pierre, ce sera comme un mort vivant.
Quoique l’aspect humain du personnage soit ici à l’avant-plan, son parcours artistique, qui n’est que l’expression directe de son cheminement spirituel, est évidemment fort présent ; ses oeuvres étant le reflet de ses émotions, elles introduisent dans sa vie comme des temps de méditation ou de “musique pure”, à la façon d’arias dans un opéra. De même, afin de faire sonner sans intermédiaire la voix de l’Ange (ainsi nommé dans cette histoire), ses lettres et ses poésies, sous forme de fragments, ponctuent le récit. Le ton de celui-ci, du reste, est marqué par le style de l’époque, non moins cru que raffiné, tantôt lisse et tantôt mordant, alternant sentiments et réflexions – tout autant que poète, Michel-Ange étant philosophe, jusqu’à la moelle imprégné de néo-platonisme.
Certes, la vie de Michel-Ange a souvent été abordée, mais sous la forme d’essais ou, plus rarement, de romans historiques. Or le présent texte se situe en dehors de ces deux genres. Dans la mesure où il affronte un “mythe”, il est évident que sa visée concerne avant tout l’écriture – en l’occurrence la recherche d’une “voix”, entre lyrisme et méditation, entre l’oralité et le vers. Il ne s’agit pas pour autant d’un “exercice de style” : sans avoir le ridicule de me comparer à Racine, je pourrais invoquer son exemple dans la mesure où, lorsqu’il traite, après tant d’autres, le personnage d’Andromaque, la question n’est pas simplement pour lui de mettre un vieux contenu dans une forme nouvelle – la littérature me paraissant être ce lieu où une langue particulière implique un contenu particulier, ce lieu où, selon la définition qu’Aristote donnait de l’essence, se trouve une “unité de matière et de forme”.
Mon propos, quand j’écris, n’est pas “d’inventer un sujet original”, mais, un peu comme Michelet, de me “mettre au service des morts” ou de personnages mythiques, en faisant entendre, c’est-à-dire en “interprétant”, presque comme un musicien ou un acteur, autrement dit en “imaginant”, leur voix. Loin de me sentir “romancière” – mes textes se démarquant toujours, voire de plus en plus, du roman – je me verrais plutôt comme un “scribe”, ou une gardienne d’un temple, liée à la mémoire, aux légendes, à une certaine tradition orale. Dans la mesure où, pendant des siècles, de Homère au XVIIe siècle, la littérature se définissait surtout comme une réécriture perpétuelle de mythes oraux, il me semble en effet m’inscrire dans une tradition – mais une tradition relativement délaissée. Me sentant fort loin des “Modernes”, mais plus intempestive qu’archaïsante, ce que je recherche, est une sorte de classicisme qui n’exclut pas la singularité.
Puisse cette Élégie à Michel-Ange en témoigner. »