Le travail de la prose
La prose littéraire est un art où beaucoup reste à découvrir. Même à une époque peu audacieuse comme la nôtre, où le plaisir et le goût de l’expérience semblent s’être réfugiés dans le seul enclos de la poésie, le champ des possibles reste largement ouvert. Certes, on semble loin aujourd’hui du grand travail sur le style et la syntaxe lancé par Gustave Flaubert, au détriment parfois de l’attention prêtée au récit, et dont les jalons ponctuent la modernité du XXe siècle. Avec circonspection la plupart des auteurs emboîtent le pas aux lecteurs qui tournent le dos aux dernières recherches en matière de prose. Cependant, des œuvres ambitieuses continuent à naître, quand bien même le retour massif à la petite syntaxe, à la non-esthétique de l’aveu, à la promotion de l’homme qui l’emporte de nouveau sur l’œuvre, laissent peu de place à l’appréciation avertie d’innovations autres, discrètes mais formidablement exigeantes, que notre goût du spectaculaire risque de ne pas repérer immédiatement.
La série des Petits dieux qu’a entamée Sandrine Willems, est un des meilleurs exemples d’un tel renouveau de la prose qui ne doit rien aux balises répertoriées du moderne romanesque, des divers avatars du Nouveau Roman au “roman textuel” de Tel Quel, Change ou TXT. De même, le cycle demeure foncièrement étranger au néo-formalisme du roman d’inspiration oulipienne, qui confond accumulation de contraintes formelles et poursuite de nouvelles écritures romanesques.
Si le travail de Sandrine Willems relève sans conteste de l’univers de la contrainte, devenue très populaire, mais à la suite de quels malentendus!, dans les créations en prose autour de l’Oulipo, le type de contraintes qu’utilise l’auteur est d’une tout autre nature. En effet, ce qui sert de point de départ aux Petits dieux est ce qui fait en règle générale si cruellement défaut dans le roman contemporain, avec ou sans contraintes: la densité et la cohésion d’une architecture thématique, construite pour elle-même et non pas convoquée sous la pression des caprices d’un moi, réel ou fictif.
Les Petits dieux se conçoivent comme une suite de variations sur un thème – les rapports entre des personnages célèbres, mythiques ou historiques, et l’animal qui a marqué leur histoire. Et surtout ils s’y tiennent – sans bien entendu que cette restriction de champ draconienne n’entraîne la moindre répétition. Car le thème en question, s’il demeure inchangé d’une occurrence à l’autre, est relu à la lumière de notre suspicion moderne de toute frontière étanche entre l’humain et l’animal, si bien que chaque narration, parfois d’apparence très simple, s’ouvre, rapidement à un vertige de questionnements. La confrontation avec l’inhumain de la bête devient ainsi une cruelle réflexion sur soi.
Cette idée de base, déjà très forte en elle-même, est réalisée par Sandrine Willems dans un cadre plus étonnant encore. Récusant le roman encyclopédique à la Patrick Roegiers, dont les derniers textes se seraient parfaitement accommodés d’un projet comme celui des Petits dieux, fuyant aussi le moule des genres ou sous-genres convenus de la fable ou du bestiaire, taquinant enfin la frilosité du public francophone à l’égard de la nouvelle, l’auteur a choisi d’élaborer les variations sur son thème dans une collection de onze petits volumes, publiés au rythme inhabituel d’un livre par mois.
Bien entendu, c’est le rapport avec le modèle de la nouvelle que Sandrine Willems traite avec le plus de soin. Les Petits dieux évitent les deux extrêmes que sont, d’une part, la concentration maximale d’une vie en quelque instant décisif (selon l’exemple canonique des nouvellistes anglosaxons, surtout américains, tant bien que mal assimilés en France), et, d’autre part, l’accumulation frénétique d’un excès d’événements en l’espace d’une page à peine (suivant le cas devenu célèbre des « petits romans-fleuve » de Manganelli, dont il me semble que l’influence ou le souvenir se fait sentir dans certaines proses de Quignard).
Ni moments suprêmes, ni digests biographiques, les textes des Petits dieux se dotent d’un tout autre programme: celui de l’identification de l’auteur à son « sujet » – c’est-à-dire à l’homme ou à la femme en osmose ou en lutte avec l’animal qui les complète. Ici encore, toutefois, la démarche de Sandrine Willems s’écarte résolument de ce qu’on eût pu attendre d’une entreprise pareille. Identification, en effet, n’est pas fusion, et l’auteur va toujours garder une distance certaine par rapport aux personnages qu’elle transforme systématiquement en narrateurs de leur propre récit. Il en résulte une tension sourde, qui innerve chacun de ces textes. Car autant le narrateur parle, autant on sent bien que c’est l’auteur qui écrit. Ce dispositif installe une polyphonie implicite au coeur des récits aux allures du reste peu spectaculaires, tout comme il aide Sandrine Willems à esquiver la tentation de la rhétorique pongienne (« une rhétorique par objet »), qui eût certes facilité la fusion entre auteur, narrateur, personnage et sans doute aussi lecteur, mais dont l’effet sur l’ensemble de la série n’aurait pas manqué de se révéler très vite nocive.
En effet, à trop accentuer les singularités irréductibles de chaque volume – et vu le caractère très varié, quant aux époques entre autres, des récits, c’était là une porte très facile à enfoncer –, c’est la cohérence et la solidarité des maillons de toute la chaîne qui en aurait sûrement souffert. Que, tout en étant très différents les uns des autres, les narrateurs parlent tous un peu de la même voix, celle de Sandrine Willems, voilà qui est sans doute une erreur colossale du point de vue « réaliste », mais un choix absolument juste sur le plan littéraire. L’unité stylistique, certes relative car la couleur locale joue, contribue aussi à faire lire plus facilement, au-delà des scintillements thématiques de chaque histoire, leur socle commun – et la toile des correspondances qui se jettent peu à peu d’un texte à l’autre. De plus, mais c’est un peu un argument a contrario, la singularisation stylistique trop poussée de chaque sujet aurait inéluctablement suscité un effet de pastiche involontaire et indésirable, tellement la plupart des modèles nous sont connus et tellement ce genre de rappels aurait gêné le jeu psychologique de l’identification en chaîne.
À la racine d’un projet aussi maîtrisé, on peut voir enfin une reprise moderne du souci flaubertien de l’engendrement : « Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles. » Le statut très particulier du style des Petits dieux, qui « nappe » le texte d’une manière si unie nonobstant les multiples impératifs de l’identification aux personnages, s’explique sans doute par là. Le style de Sandrine Willems refuse de s’étoiler au contact des protagonistes incomparables qu’elle met en scène. La persistance très audible d’une basse continue dans le livre se doit à la volonté de l’auteur de toujours mesurer sa manière d’écrire à l’aune du programme essentiel, lui unique, des Petits dieux : qui suis-je ? ou mieux encore : que suis-je ? Tout était prêt pour que les textes de Sandrine Willems virent à l’exercice de style. L’usage conséquent d’un procédé les en a sauvés, ce qui les porte aussi à plus d’incandescence.
(lire l’article complet dans Critique n° 670 de mars 2003)