« Père,
C’est la première fois que je vous donne ce nom. Mais comme dit un haïku :
“tandis que le dernier rayon
se pose sur la montagne la plus lointaine,
une larme perle, au coin de ma paupière.”
Je viens probablement trop tard. Sans doute aussi ne m’avez-vous pas compris ; mais moi, je n’ai rien fait pour que vous puissiez me comprendre. J’ai perdu mon véritable père, ce ne fut pas ma faute ; mais je m’en veux d’avoir manqué celui qui tenta de le remplacer.
Il m’est difficile de vous parler. Que je ne fasse pas trop d’erreurs, dans votre langue, ne doit pas vous tromper. Mes pensées ne trouvent pas, dans vos mots, de justes correspondances. Pour décrire ce bol, vous direz qu’il est de terre, quand nous ne verrons que le vide qui lui donne sa forme. Et je voudrais écrire, plutôt qu’à l’encre, sur la neige, où fond le superflu, et où l’imprécision se couvre vite d’une nouvelle surface blanche. Or comment évoquer les différentes neiges, dans votre étroit vocabulaire ? Il faudrait que j’invente des périphrases, que j’en passe par “une poudreuse imbibée de rosée” ou “une humide teintée de lune” ; mais la belle évidence en deviendrait préciosité.
Il me plaît pourtant de penser que durant ces années, où j’étudiais les livres de chez vous, vous appreniez ces caractères dont vous ne savez mieux dire la complexité qu’en les qualifiant de chinois. Et je souris, à vous imaginer les prononcer ; mais au moins nous aurons tenté de nous rapprocher, et de saisir chacun, fût-ce confusément, quelque chose d’autre que nous-mêmes. Si l’on s’était rencontrés, comme prévu, il y a trente ans, nous nous serions contentés de cette langue pour étrangers, qu’on dit universelle, et qui n’appartient qu’à quelques conquérants. »