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Du côté des auteurs

(en sortant d’un entretien avec Frédéric Boilet le 7 août 2017)

 

L’Épinard de Yukiko, dont les Impressions Nouvelles publient une nouvelle version diversement élargie et sans doute « définitive », est le livre où se concentre tout entier l’art de Frédéric Boilet. Il relève aussi de cette catégorie d’œuvres qui, une fois disparues des tables des nouveautés, restent vivantes, capables de toucher différents types de lecteurs, souvent loin des milieux habituels de la bande dessinée. Depuis sa première édition en 2001 chez Ego comme X, l’ouvrage de Boilet est passé d’une langue, d’une forme et d’une version à l’autre, créant à chaque fois un public nouveau et fervent (actuellement, il en existe neuf traductions et treize versions). La réédition de 2017 rassemble enfin les pièces éparses de l’archipel Yukiko, tout en offrant sa juste forme à un projet dont l’importance se précise d’année en année.

Pour qu’un livre reste, puis s’impose, il ne suffit pas qu’il soit vraiment voulu par son auteur, ni qu’il soit très bon, voire excellent. Encore faut-il que le projet qui le porte s’avère différent de la masse des publications qui l’entourent. Telle est bien l’ambition de l’Épinard de Yukiko. Les premiers voyages de Boilet au Japon, puis son installation au pays en 1997, où il a passé douze années de sa vie, lui ont fait comprendre que la bande dessinée française passait à côté d’un aspect essentiel, pourtant bien capté par la Nouvelle Vague au cinéma : la vie au quotidien, la vie qui se déroule au fur et à mesure, sans qu’on sache toujours vers où elle nous mène. La bande dessinée japonaise, qui se raconte au présent, non au passé, a servi de modèle à une refonte complète de sa manière de penser et de dessiner le récit, dont l’Épinard de Yukiko est à la fois l’illustration et l’aboutissement.

Produire le récit comme chemin faisant, sans scénario bouclé au préalable, et dessiner sur le vif, en s’aidant de prises de vue photographiques ou vidéo. L’idée en est simple ; sa valeur ajoutée, immédiate. La documentation visuelle aide le dessinateur à réinventer le visage, le corps, la manière d’être et de se déplacer des personnages à coup de nuances fines (Manara, qui dessine pourtant fort bien, reproduit invariablement le même corps de femme). Le recours à l’improvisation fait bouger les canevas des récits « bien faits » (les manuels de scénario américains en offrent autant d’exemples que de caricatures). Quant à l’idée de faire confiance à ce qui se vit au jour le jour, ce n’est pas non plus un geste vraiment nouveau. C’est ainsi que se racontent les vrais feuilletons et que procèdent certains auteurs soucieux d’images authentiques. Mais cette simplicité ne va pas sans écueil ni contrainte. Le danger de l’image photographique est le cliché, la belle image, l’image qui prolifère dans les médias, notamment par voie de journalisme (l’image « Pulitzer » ou « World Press Photo »). Le problème de l’improvisation, ou plus exactement de l’instant, c’est évidemment l’impondérable qui, au lieu d’infléchir ou de modifier le matériau vivant du récit, fait réellement obstacle. C’est ce qui s’est passé pour l’Épinard de Yukiko, c’est aussi ce dont l’ouvrage de Frédéric Boilet a su tirer de nouvelles ressources.

Montrer des choses simples et vraies, comme la passion amoureuse, quoi de plus élémentaire, quoi de plus nécessaire aussi quand on aspire à faire un récit au présent ? Le thème de l’Épinard de Yukiko est bien celui-là : boy meets girl. La forme narrative l’étaye à merveille : d’avril 2000 à juillet 2001, l’invitation de Furansugo Kaiwa, (le mensuel de l’émission télévisée d’apprentissage du français Furansugo Kōza de la chaîne publique NHK), à publier un nombre variable de pages, entre six et douze, de la rencontre entre un Français vivant à Tōkyō et une jeune femme japonaise, le tout en version bilingue pour servir d’appui et de contrepoint à un cours de langue. Le couple fait connaissance, se retrouve en divers endroits, finit par coucher ensemble, puis les choses se corsent. D’une part, un nouveau responsable éditorial du magazine fait comprendre que pour des raisons de bienséance il ne sera pas possible de publier la séquence sensuelle du récit (c’est la séquence qui donne son titre au récit et qui fait coïncider la découverte du mot et de la chose, l’épinard résultant d’une drôle de confusion entre deux homonymes japonais). D’autre part, l’histoire d’amour se termine et le dessinateur se trouve privé de modèle pour terminer son histoire.

Dans chacun des cas, Boilet parvient à muer la contrainte en tremplin. Il retire la séquence jugée « érotique » pour la publier séparément dans un magazine spécialisé (avant de la réintégrer ensuite au livre). Puis il redessine la scène, en ne gardant que le texte (une belle variation sur le thème éternel du blason féminin, assez comparable à ce qui se fait aussi dans un film comme le Mépris de Godard, où l’on entend Brigitte Bardot épeler les diverses parties de son corps, Michel Piccoli répondant à chaque fois qu’il les aime toutes) et en le combinant avec de superbes dessins nocturnes de Tōkyō. Lors de la reprise du feuilleton en livre, cette scène change également de place. On la retrouve à l’ouverture, ce qui est une manière intelligente de jouer sur les différences entre magazine et livre, c’est-à-dire entre feuilleton, où le déroulement des séquences est la loi première du récit, et construction d’ensemble, qui combine une pluralité d’approches et d’architectures. Pour remédier à l’absence de Yukiko, il crée la surprise en changeant de modèle, qui contrefait les dits et gestes de la première femme, revue et corrigée en plus d’un sens. Décalage ne signifie pas manque de vérité ou d’authenticité, l’imagination ne perdant jamais ses droits chez Boilet.

Image, imagination, imaginaire. Réalité, document, enregistrement. Le travail de Boilet se meut entre ces deux pôles : dire, et tout dire, montrer, et tout montrer. Mais comment entendre un tel programme ? Plus concrètement, que signifie « tout » ici ? La référence à la bande dessinée japonaise ou à la Nouvelle Vague française, omniprésente dans l’Épinard de Yukiko, compte moins que l’exemple, « oublié » au moment de l’élaboration du récit puis brutalement revenu au retour de Boilet en France, d’un film de Raymond Depardon, Empty Quarter, une femme en Afrique (1985). Le thème du film n’est pas sans rapport avec le récit de Boilet : un homme désœuvré, dans un hôtel au bord de la mer Rouge, rencontre une femme seule. Il l’invite à partager sa chambre, elle accepte. Mais au-delà de l’anecdote, c’est la manière de filmer la femme qui bien des années plus tard fait comprendre à Boilet que ce qu’il a essayé de faire en bande dessinée avait déjà été fait – et réussi – dans le film de Depardon. Toutefois, s’il montre « tout », Empty Quarter est aussi un film qui montre peu, qui retient beaucoup : l’attente, l’absence, la suggestion, la durée, le silence, la fuite, le non-dit, le non-vu, le temps et la lumière, le vent dans les rideaux, le poids de l’air, y définissent le personnage de la femme aimée avec plus de force encore que les mots et les événements. « Faire l’amour, c’est un mot vulgaire », comme dira le personnage joué par Françoise Prenant, et cette phrase dit bien la puissance de ce qui est seulement suggéré. Empty Quarter ne montre rien du voyage qui a conduit l’homme (dans la fiction) et l’équipe de tournage (le metteur en scène, le caméraman, le preneur de son, l’actrice) à cette chambre dans ce coin perdu de l’Afrique, l’histoire se réduit à presque rien, et pourtant tout y est pour qui sait lire les images.

L’esthétique de Boilet, parfois – mais toujours faussement – qualifiée de voyeuriste, est très proche de cette recherche de la plénitude par sélection et soustraction. Cette approche se note par exemple dans le traitement du portrait et de la documentation photographique en général, que l’Épinard de Yukiko aime travailler par petits glissements, l’image fixe se déclinant en séquence, le parcours visuel de son côté se présentant comme une suite de variations sur le même sujet – avec souvent des sauts brusques d’une partie à l’autre. Certes, le livre de Boilet raconte une véritable histoire, avec un début (la rencontre), un milieu (les divers rendez-vous, la nuit d’amour), et une conclusion (Yukiko n’est pas libre et elle hésite entre deux hommes, décidant de faire sa vie avec l’un d’eux seulement). Mais ce qu’on voit dans le livre, ce ne sont pas les images de la femme aimée, mais le regard de l’homme amoureux sur cette femme. Un regard en même temps fixe et mobile, assoiffé de Yukiko, sans cesse écartelé entre l’envie de l’arrêt sur image et le désir de poursuivre la découverte. Logiquement, le récit est raconté à la première personne, y compris visuellement. L’Épinard de Yukiko se donne comme un journal (c’est le récit-cadre), on entend la voix-off du narrateur et les dialogues du personnages, mais surtout le monde dessiné subit une radicale restriction de champ. À quelques entorses près, on ne voit en principe que ce que voit le narrateur, qui « colle » à son sujet, Yukiko, et dont Boilet n’hésite pas à exhiber la présence visible dans le champ par des plans subjectifs très marqués, souvent virtuoses.

Peu habituelle en bande dessinée, du moins quand on l’applique de manière suivie, cette manière de dessiner définit mieux le style de Boilet que l’insistance sur le caractère osé ou audacieux de certaines images. Elle explique un autre trait capital de sa méthode : le « contact » entre l’artiste et le modèle et, plus généralement, entre personnage et source photographique. En effet, si la documentation visuelle qui sert à Boilet de faire les dessins authentiques recherchés, le rôle des modèles est tout sauf passif. Les personnes photographiées finissent par changer le personnage qu’elles sont censées incarner, le dessin comme les traits psychologiques des personnages se modifiant en fonction de la manière dont les modèles s’approprient le personnage, voire se confondent avec lui. Cette emprise du modèle est comme mise en scène dans l’Épinard de Yukiko. Dans une scène clé du livre, Yukiko, qui dissimule parfois une cicatrice de varicelle sur le front, applique de la pommade sur le menton du dessinateur – et comme il s’agit d’un plan subjectif, le lecteur ne peut ne pas adopter le point de vue de ce dernier et se voir « touché » à son tour du doigt de la femme aimée. Ainsi se rapprochent et peut-être se confondent les mondes de la fiction (l’histoire « inventée » par Boilet), du réel (Yukiko et Boilet étant les vrais modèles des personnages dessinés) et enfin du livre (où grâce à l’emploi de plans subjectifs les lecteurs pénètrent dans l’intimité de Boilet et de Yukiko). Cet écrasement de niveaux n’a rien à voir avec quelque voyeurisme, il signale en revanche ce qui est au cœur du projet de Boilet : toucher, pour ne pas dire marquer le lecteur par son récit de la même manière que lui-même a été touché par l’histoire qu’il a vécue. L’essentiel, ici, est bien l’idée de réciprocité : l’auteur et son modèle se transforment l’un l’autre, et de la même façon auteur et lecteur sont indissolublement liés.

Du Japon, où il a beaucoup appris et beaucoup vécu mais qu’il a quitté, Frédéric Boilet ne regrette rien, sauf de temps à autre la gastronomie. Certes, il ne renie nullement l’influence japonaise, mais il serait absurde de l’enfermer dans la catégorie « manga ». Même dans l’Épinard de Yukiko, album pourtant réalisé et publié au Japon, les sources d’inspiration sont très diverses. Le rôle d’une certaine photographie, qu’il appelle « photographie du bonheur », non sans référence au Manifeste photobiographique de Gilles Mora et Claude Nori (éd. de l’Étoile, 1983) qui s’en prennent à la conception stéréotypée du lien entre photographie et mort, ne doit pas être sous-estimé. Que la découverte des images de Nori soit postérieure à la bande dessinée elle-même ne révèle qu’avec plus de force la correspondance secrète des œuvres du dessinateur et du photographe. Tout se passe en effet comme si la relecture et la réinterprétation de l’Épinard de Yukiko par son auteur même était en attente des images de Claude Nori.

La décision d’élargir l’Épinard de Yukiko, en y incluant la partie « censurée », puis des croquis qui font écho, à la fin du livre, aux paysages nocturnes qui ouvrent le livre, au lieu de le refaire pour le marché européen est, enfin, pour Boilet une manière de réitérer son attachement au projet initial, dont se dévoile maintenant la totalité des facettes. C’est un pari sur l’avenir, plus exactement une invitation aux lecteurs de se reconnaître dans le regard, la passion, le vécu réinventé de l’auteur et de faire de l’Épinard de Yukiko une partie intégrante de leur propre vie – au quotidien, inaboutie.

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