Je suis un prototype abandonné. J’accomplis très mal les actes humains ordinaires, assez bien une seule chose inutile et compliquée : une lecture précise du monde, plus complexe que l’œil, moins explicite que le cerveau, comme une caméra greffée, qui combine, comprime, enroule et déroule, en avant et en arrière, dans les deux sens, le film réel.
Ce film décrit une lente exploration du monde, d’abord si opaque et si fermé qu’on ne peut faire trois pas sans se heurter à un mur Puis le mur se lézarde, le plaisir se reconnaît, de loin, à son odeur de sang.
L’irruption du plaisir dans ma vie est un éternel retour d’instants sacrés. Je parle ici d’un rapport à la merveille, dans un monde qui existerait et serait visible.
Je me souviens de mes cours à l’université de Rennes, de la grâce de certains moments préservés du froid, de ma tension car je courais entre quatre villes assez éloignées l’une de l’autre – et le retard d’un seul train jetait bas tout l’édifice de la semaine. Je me souviens que la beauté me guettait à toutes les portes, et que je m’effaçais pour la laisser passer.
L’amphi était vaste, en pente assez douce, et par les deux doubles portes du haut, il accueillait tous les vents coulis qui se croisaient dans les couloirs et s’infiltraient par les interstices. Je levais les yeux et je regardais la classe, nombreuse, quatre-vingts personnes peut-être, étagées, aplaties par la perspective tronquée des gradins.
Sur ces quatre-vingts personnes, cinquante étaient des filles, et trente au moins étaient belles. Trente sur cinquante ! A Rennes, aux environs de 2005 ! On ne connaît pas la Bretagne si on ne note pas que la jeune génération y présente, en nombre anormalement élevé, des cas de beauté pure.
Je les voyais, toutes les trente, même toutes les cinquante, la tête un peu enfoncée dans les épaules, remuer au rythme des courants d’air. Je voyais les visages se tirer en arrière et sourire, les écharpes s’enrouler, les chevelures se tordre, la plupart blondes, certaines couleur de miel châtain, d’autres si brunes qu’elles faisaient penser à des fruits d’hiver. Je parlais, parlais, rivé à la classe, fasciné par tant de beauté et tant d’éclat.
Le soir, rentré à l’hôtel, seul avec un pique-nique de fortune, armé de toutes les patiences pour attendre le jour suivant, je demeurais dans le flou, un peu secoué, mais juste avant de m’endormir, je revoyais ces chevelures du grand large, ces têtes bien modelées, ces beautés de race, et je les prenais, indistinctement, dans mes mains déjà lissées par le sommeil.