Je me suis remis à écrire, après un long désert. Quand je vois le résultat de ce second souffle, il me semble que je deviens fécond en vieillissant. Pourtant je n’ai pas changé de méthode de travail : j’ai changé de mode de vie.
En somme, je reviens de loin. Je m’étais enfoncé dans des habitudes où l’inconfort, la fuite, le discontinu, le morcellement et les complications régnaient en maîtres. Si je fais le bilan de tout ce qui faisait mon ordinaire, j’en reste béant.
Pas de métier, pas de famille, pas de responsabilité, pas de bagages, pas de vêtements de rechange, pas de voiture, pas de montre, pas d’assurances, pas de couverture sociale, pas de racines, pas de frontières, pas de terre natale, pas de club, pas de carte de membre, pas de ligne fixe, pas d’habitudes alimentaires, pas de marque de café, pas d’abonnements, pas de prélèvement automatique, pas de fournisseurs, pas de coiffeur, pas de veston, pas d’avenir.
J’avais tout de même des amis, des rendez-vous, un compte en banque, un lit, un toit. Nul n’échappe tout à fait aux repères. Mais le plus ou le moins fait toute la question. En réalité, j’étais dépourvu de toute appartenance véritable et de tout poids matériel.
Pour m’installer dans le travail comme dans une maison nouvelle, il a fallu le meubler avec un élément dont je m’étais passé si longtemps : la stabilité.
J’ai toujours écrit entre deux portes, entre deux trains. Je n’ai jamais eu de table de travail. Le guéridon de la cuisine, la tablette rabattable du train, plus souvent mes genoux, parfois mon lit, ont été mes bureaux ordinaires. J’ai appris à écrire en oblique, ou penché au-dessus du sol. J’ai appris à taper sur des portables en équilibre instable, sur des carnets plaqués contre la vitre, sur un fond de paysage fuyant.
J’ai dû casser tout cela, comme, d’un coup de marteau, la tirelire inutile, et j’ai vu voler les tessons de porcelaine et les pièces d’argent. J’ai renoué avec le fil rompu de la vie studieuse, vers ma vingtième année, durant laquelle je lisais cinq livres par jour, n’écrivais qu’à ma table, et me contentais d’un seul amour.