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Du côté des auteurs

C’est Paul Valéry – mais l’enseignement est borgésien, déjà – qui nous invite à imaginer la littérature du monde entier comme faite par un seul auteur – anonyme, cela va sans dire. À notre époque où l’homme tend de nouveau à se mettre à la place de l’œuvre, la leçon reste d’actualité.

Max Aub est un auteur espagnol (Paris 1903-Mexico 1962), que l’on connaît surtout comme scénariste de plusieurs films mexicains de Buñuel. Les historiens de la culture n’ignorent pas le rôle qu’il joua dans l’acquisition du Guernica de Picasso, pièce essentielle du pavillon républicain lors de l’Exposition Universelle de 1937. Si bien des livres de Max Aub sont disponibles en français, sa création qui illustre le mieux le charme de la perte littéraire de soi, L’Anthologie traduite (Antología traducida, 1962), n’a, sauf erreur de notre part, jamais été traduite.

Le principe de l’ouvrage est simple. Chaque poème de ce recueil de quelque deux cents pages – on est tenté d’écrire : pièges – est un texte qui se voit attribué à un auteur différent, tantôt imaginaire, tantôt historiquement attesté, tous dûment présentés par l’auteur, mais toujours légèrement de biais, comme au moment où il inclut par exemple un inconnu appelé Max Aub.

La règle n’est pas celle de la pseudonymie, mais celle de l’attribution d’auteur, procédé fort ancien et subtilement réinventé dans la production française récente par un auteur comme Jean-Benoît  Puech (voir son recueil d’entretiens Par quatre chemins, publié aux Impressions Nouvelles). Chez Max Aub, l’attribution devient multiple : un auteur par poème, comme pour suivre la rhétorique de Ponge prônant un style par objet. L’esprit du livre, on le devine, n’est pas non plus celui du pastiche : l’humour est certes présent d’un bout à l’autre, mais il n’y a jamais de décalage entre fond et forme. Qui plus est, la composition de Max Aub couvre toutes les époques, toutes les langues et tous les genres poétiques de la péninsule espagnole (les auteurs sont donc autant latins, juifs ou arabes qu’espagnols, catalans ou basques). Enfin, cette anthologie imaginaire est aussi une manière d’autoportrait, au sens non-individuel ou générique du terme : le livre construit le portrait de l’écrivain comme attaché au sol natal mais aussi éternellement en exil, chantant la vie mais aussi sans arrêt menacé de mort, sage mais aussi fou, absolument unique mais aussi parfaitement représentatif du monde dans lequel il doit vivre, bref la figure d’un être dans lequel le moindre lecteur se reconnaît sans peine, quelles que soient ses origines ou références culturelles. Le moi du texte devient, puis reste celui du lecteur.

Répétons-le : mettre l’accent sur le jeu des fausses signatures, c’est déplacer l’attention vers les textes, dont il n’importe plus qui en est l’auteur. Mais c’est non moins imposer une certaine idée de la poésie, qui s’éloigne radicalement de l’idée conventionnelle du mode lyrique – car tel est le régime stylistique général de ces textes – comme expression de soi. En revanche, l’approche du fait poétique dans L’Anthologie traduite est celle d’une manière d’écrire capable de parler de tout, c’est-à-dire de n’importe quoi. Position éminemment contemporaine, très différente de la « révolution » formelle du langage poétique initiée au 19e siècle et dont la logique se poursuit tant bien que mal jusqu’à nos jours, mais très proche de la redécouverte de l’importance des sujets abordés, en littérature comme ailleurs, dont les enjeux ressortent fondamentalement de plusieurs essais de Jacques Rancière.

Ce que montre à cet égard l’anthologie de Max Aub, c’est l’extrême plasticité de la grande tradition poétique. Le lyrisme dont il nous fait la visite guidée se trouve parfaitement à l’aise dans la discussion de tant de thèmes dont une certaine poésie moderne a perdu le goût. Le livre de Max Aub réunit sans accroc les grands sujets du lyrisme (l’amour, la mort, la nature, Dieu) et une série de débats politiques, éthiques, pratiques, techniques, philosophiques (dont le caractère soit très abstrait soit trop particulier semble décourager ou, pire, laisser indifférents les poètes d’aujourd’hui). Et le livre suggère clairement que la capacité d’embrasser tant de mondes n’est pas sans rapport avec la renonciation au point de vue particulier d’un seul poète.

Chez Maux Aub, nulle tension entre l’individuel et le collectif, le subjectif et le social, l’hypercontemporain et le parfaitement ancien, le célèbre et l’insignifiant – ou pour citer L’Ode à un rossignol de Keats, l’empereur et le rustre (« empereur and clown »). Et partant, nulle tension non plus entre le poète le citoyen, la grande poésie n’ayant pas besoin de slogans ni de manifestes pour faire sentir sa grande urgence, sa grande utilité.

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