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Du côté des auteurs

De passage à Lisbonne, je visite en bon touriste Ler Devagar (« Lire lentement »), la grande librairie dans le vent (nouveautés, occasions en plusieurs langues, bar, animation, le tout jusqu’à minuit dans une architecture vaguement vintage). Une des attractions du lieu est le rayon francophone, où l’on tente courageusement d’écouler des livres ayant en moyenne trente ou quarante ans. On sent partout l’héritage de la Révolution des Œillets. Ici, la littérature française, c’est Althusser, Boukharine, Freud, Lacan, Marx, Lénine, mais aussi Bremond, Todorov ou Zumthor ; ce sont les revues militantes de l’époque ; ce sont les diverses séries des éditions Maspero et le catalogue des successives maisons situationnistes.

En parcourant ces livres, un volume, d’une discrétion pourtant exemplaire, me saute aux yeux : Histoire d’amour dans la solitude de Roger Lewinter (éd. Gérard Lebovici, 1989, 60 pages, 6,98 euros – les livres au Portugal sont scandaleusement chers, pour ne pas dire hors de prix pour les clients locaux). Dans ce mince volume, tout m’interpelle : le titre, l’objet (une couverture typographique comme je les aime, une maquette sobre avec de belles marges qui invitent à la lecture), l’incipit (une première phrase où on se perd d’emblée, mais gentiment ; il est agréable de se perdre quand on sent qu’il y a un style), enfin le nom de l’auteur (dont je me rappellerai a posteriori).

Roger Lewinter, né à Montauban en 1941 mais habitant Genève, est en effet un nom qu’on croise régulièrement dans la vie des lettres, notamment à travers de multiples traductions (Rilke, Groddeck, Kraus, Canetti, Walser…), son travail d’édition (un Diderot en quinze volumes au Club français du livre, entre autres), ses activités de metteur en scène et de mise en voix (Corneille et Mallarmé). De façon plus souterraine, il est connu de certains comme conseiller d’Ivréa (anciennement Champ libre), ce qui explique cette phrase un peu énigmatique de Debord, le naufrageur (Jean-Marie Apostolidès, Flammarion, 2015) qui évoque le passage des éditions Champ libre aux éditions Gérard Lebovici après la mort de son fondateur et la reprise des affaires par son épouse : « Certes, Floriana a reçu dans le passé les conseils d’hommes tels que Marc Dachy ou Roger Lewinter, mais les éditions publient principalement les ouvrages que recommande Debord et sur lesquels il a fait un travail d’édition méticuleux » (p. 467 ; il n’y a aucune autre référence à Lewinter dans cette biographie de Debord). Quant à l’œuvre même de Roger Lewinter, publiée d’abord dans la mouvance situationniste à Paris (Champ libre, Gérard Lebovici, Ivréa), puis aussi aux éditions d’art « héros-limite » de Genève, disons avec prudence qu’elle est de celles qui attendent patiemment le lecteur.

Résumer un texte de Roger Lewinter ou simplement en évoquer le sujet paraît un rien déplacé. Non que ces pages soient abstraites ou d’une thématique compliquée. L’auteur parle de choses simples, éminemment quotidiennes, qu’il observe avec la même minutie que les auteurs du premier Nouveau Roman. Mais il apparaît tout de suite que l’essentiel est ailleurs, dans la tentative de reproduire au moyen de la syntaxe les avancées, les zigzags, les hésitations, les butées, les contradictions, les retours en arrière, les impossibles conclusions d’une pensée en mouvement. Le meilleur symptôme en est la promotion du tiret comme signe de ponctuation, non pas pour signaler un insert ou remplacer un couple de parenthèses, mais comme palier, comme indice d’un nouveau départ, comme un soupir, une respiration, un littéralement je ne sais quoi qui fissure la hiérarchie des parties de la phrase qui se cherche. Dans un texte de Roger Lewinter, on a l’impression d’à la fois se perdre en avançant et d’avancer en se perdant. Il y a chez lui quelque chose du réinventeur de la langue, qui change le français mais sans jamais le casser.

Les concepts de prose poétique ou de poème en prose ne servent à rien pour qualifier un tel travail. L’écriture de Lewinter est radicalement du côté de la prose, mais parler de « prose pure » – comme on parle de « poésie pure » ou de « cinéma pur » – serait également une erreur. La prose de Lewinter se passe d’adjectif, et c’est là sans doute l’ambition de tous ceux qui travaillent sur la prose comme un projet littéraire en soi. En ce sens, l’écriture de Roger Lewinter présente un air de famille avec celle d’un auteur comme Bernard Colin (récemment repris dans l’anthologie d’Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde. Poésies en France 1960-2010, Flammarion, 2017) et sans doute de quelques autres, qu’il faudra réunir un jour pour écrire une histoire littéraire des ombres qui ne serait pas une histoire des marges ou des maudits, mais une histoire radicalement autre.

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