Les dictionnaires existent pour rappeler au poète qu’il n’écrit pas seul, que la langue est une invention collective à laquelle chacun est invité à faire une contribution. Particulièrement utiles à cet égard sont les dictionnaires historiques. En ce qu’ils datent l’entrée d’un mot ou d’une expression dans la langue, ils signalent le côté fragile, éphémère, jusqu’à la fulgurance parfois, de la vie des mots. Ils s’imposent ainsi comme des objets de méditation mais aussi d’inspiration, tellement sont flagrantes les possibilités d’invention à partir d’un voyage dans le temps des mots et partant de la société.
Fidèle à la conviction de l’Oulipo que la vraie innovation passe moins par la table rase que par le savoir, le jeu et la transformation (et surtout par les trois en même temps), Michelle Grangaud donne avec Les Temps traversés (éd. POL 2010) une belle leçon de recréation poétique.
L’auteure s’appuie sur le dictionnaire historique d’Alain Rey pour revisiter la contrainte dite « morale élémentaire » de Raymond Queneau, une des rares formes fixées durablement inventées à l’époque moderne. À titre de rappel, la “morale élémentaire” est un poème, plus destiné à l’œil qu’à l’oreille, qui définit par la structure suivante :d’abord, trois fois de suite, 3 + 1 groupes composés chacun par un substantif et un adjectif [ou un participe] avec quelques répétitions, rimes, allitérations, échos ; puis, une sorte d’interludes de sept vers de une à cinq syllabes ; enfin, une conclusion de 3 + 1 groupes substantif et adjectif reprenant plus ou moins quelques-uns des vingt-quatre mots utilisés dans la première partie. Les Temps traversés donnent à lire des poèmes en morale élémentaire dont les mots, ou plus exactement les « bimots » (substantif + adjectif soudés), sont nés la même ou, la datation précise n’étant plus toujours possible, la même époque. Pour l’année 1888, par exemple, cela produit un texte serti entre les bimots « vérole noire » et « vers libre » (et il va sans dire que pareil rapprochement n’est pas totalement fortuit, mais laissera ici les interprétations de côté).
Le résultat est une nouvelle manière de parcourir l’histoire de la littérature française. Non pas à travers ses grands textes ou ses grands auteurs, mais à travers de nouveaux poèmes qui résument l’essentiel de la création lexicale d’un moment historique donné, occasionnant ainsi une toute nouvelle lecture de l’esprit du temps. L’usage systématique d’une contrainte à la fois souple et dure aide à faire ressortir les « glissements progressifs » de la langue qui n’est jamais identique à elle-même tout en restant toujours la même langue (entre parenthèses : « glissements progressifs » est un bimot typique du français moderne dû à l’imagination d’Alain Robbe-Grillet, ici absent parce que Grangaud s’arrête au seuil de l’âge postmoderne, c’est-à-dire en 1968).
Comme toutes les contraintes vraiment productrices (elles ne le sont pas toutes), celle de Grangaud, et celle de Queneau qui lui sert de tremplin, donne envie de la continuer, d’en prendre la relève en inventant de nouvelles variations. On songe par exemple à un recueil de morales élémentaires historiques mettant à contribution le paramètre de la disparition des mots –entreprise dont les nouvelles méthodes numériques de la lexicologie laissent déjà entrevoir la possibilité. Cette relève littéraire est une forme de démocratie également, aussi nécessaire que celle de la langue, dont Grangaud souligne justement qu’elle s’est peu à peu libérée du parler des salons. Qu’il s’agisse ici d’une démocratie « par le haut », qui permet au lecteur d’enrichir sa palette plutôt que d’imposer les stéréotypes déjà trop connus, devient clair à la lecture de ces Temps traversés.