Sur l’adaptation au cinéma il y a presque autant de livres qu’il en est sur la question du scénario. Certains de ces ouvrages sont excellents, d’autres sont médiocres, il en est très peu qui apportent vraiment du neuf sur la question du passage d’un texte à un film. L’Adaptation. Des livres aux scénarios[1], le volume coordonné par Alain Boillat et Gilles Philippe, tous les deux professeurs à l’Université de Lausanne, est un bel exemple de cette dernière catégorie. Issue d’un projet de recherche associant historiens du cinéma et linguistes, cette publication renouvelle de fond en comble la manière traditionnelle d’aborder les problèmes de l’adaptation au cinéma.
On connaît les principes de base de cette manière. Ils tendent à mettre en valeur le produit de l’adaptation au détriment de la source adaptée (l’esthétique de la « fidélité » à l’original n’a plus guère d’adeptes aujourd’hui), tout comme ils donnent la priorité au travail créateur du cinéaste, dont la vision personnelle (reflet, dit-on, des particularités de sa « mise en scène ») occulte les efforts du scénariste, mais aussi l’engagement des comédiens. Le livre d’Alain Boillat et Gilles Philippe s’inscrit en faux contre ce double présupposé, pour y substituer une tout autre approche de l’adaptation, qui part d’une base nouvelle pour poser des enjeux également distincts.
Au lieu de se concentrer sur le produit final (soit le film, plus précisément le film tel que voulu le metteur en scène et personne d’autre), les analyses de ce livre s’arrêtent en quelque sorte à mi-chemin, regardant en arrière afin de mettre au jour la complexité des opérations qui ont lieu, parfois successivement, parfois en même temps, entre l’instant où l’on décide d’adapter un livre et le moment où une version utilisable du scénario arrive entre les mains de tous ceux qui font le film (du producteur au cinéaste, des techniciens aux acteurs). Ce retour en arrière n’est possible que grâce au formidable dossier sur lequel ont pu travailler les chercheurs réunis par Boillat et Philippe : les archives de Claude Autant-Lara, tête de Turc du célèbre pamphlet de François Truffaut[2] contre le cinéma dit de la « Qualité Française », qui attachait un grand prix à l’adaptation de grands classiques par des scénaristes (les noms de Jean Aurenche et François Bost viennent ici inévitablement à l’esprit) capables de monter en épingle les qualités littéraires de l’intrigue comme des dialogues (à dire comme si on était sur la scène de la Comédie française).
L’accès à ces archives permet de bousculer pas mal de certitudes. Certaines sont anecdotiques, mais pas pour autant sans importance. L’Adaptation. Des livres aux scénarios révèle ainsi dans quelles conditions Truffaut a eu accès aux documents de travail d’Autant-Lara et comment il en a tiré profit d’une manière tendancieuse – qu’on m’excuse le mauvais jeu de mots – et au fond pas très honnête. Mais l’essentiel n’est pas là. Du point de vue historique et théorique, les articles de ce livre montrent quels malentendus au sujet de l’adaptation la polémique lancée par Truffaut a, sinon créés, du moins entretenus. Contrairement à ce que laisse entendre le porte-parole de la Nouvelle Vague, l’adaptation n’est pas un phénomène monolithique, dû au(x) seul(s) adaptateur(s), mais un processus étagé où s’imbriquent un grand nombre d’opérations très diverses, de la réécriture du livre en sujet transposable à l’écran, de la transformation d’un tel sujet en une suite de scènes destinées à de futures élaborations, d’une trame narrative en continuité dialoguée, chacune de ces opérations pouvant jouer en retour sur des phases antérieures, dans la logique de retouches et de reprises permanentes bien connue du cinéma. L’analyse des génériques de bon nombre de films de la « Qualité française » exhibe d’ailleurs en toutes lettres cette diversité des rôles que la réduction du processus d’adaptation aux décisions du couple mythique « adaptation-dialogues » résume de manière fallacieuse.
Au-delà de cette remise en question des idées naïves, mais toujours très présentes, sur le travail de l’adaptation, le volume de Boillat et Philippe se donne aussi pour but de revenir sur quelques acquis discutables de l’histoire du cinéma. Il conteste les hiérarchies proposées par la Nouvelle Vague et acceptées un peu trop rapidement par la critique. Chacun des articles de ce livre propose en effet une microlecture très fine d’un aspect ou d’une œuvre du corpus de la « Qualité française », ce qui nous vaut une relecture tout à fait valorisante de la production française des années 30 et 40. D’une lisibilité parfaite et richement illustré, cet ensemble d’études est donc une contribution essentielle à l’histoire mais aussi et surtout à la théorie du cinéma et sans doute de bien d’autres formes d’expression artistique qui se plaisent à mélanger les genres et les médias. On peut gager d’ores et déjà que la publication prochaine, également aux Impressions Nouvelles, du volume complémentaire Films à lire. Des scénarios aux livres (collectif dirigé par Jean-Louis Jeannelle et Mireille Brangé), donnera encore plus de retentissement à une entreprise qui dépasse radicalement tant d’idées reçues dans le domaine des recherches sur le cinéma.
[1] Voir fiche du livre sur le site des Impressions Nouvelles : https://lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/ladaptation/
[2] « Une certaine tendance du cinéma français », paru dans le n° 31 des Cahiers du cinéma (janvier 1954).