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Blog L'enfance de l'art

On n’écrit pas un roman simplement en tapant des phrases qui détaillent peu à peu l’histoire. On l’écrit aussi et surtout en mettant au point un univers imaginaire, un contexte émotionnel dans lesquels les éléments narratifs trouvent leur résonnance maximale. Cette entreprise ne se confond pas avec le temps de l’écriture, elle l’englobe et le dépasse, et vise à représenter la réalité d’une manière nouvelle.

Depuis quatre mois, j’avais achevé le premier jet de mon nouveau roman. Depuis quatre mois, le livre était fini et il ne l’était pas. Depuis quatre mois, je me battais contre les difficultés étranges de la finition. Quelque chose au cœur du dispositif textuel résistait. L’histoire se déroulait selon un mouvement progressif et soutenu, et sa résolution était, en somme, inexorable. Mais à certains moments, le sens de l’action n’était plus dicté que par une logique narrative, c’est-à-dire par le point de vue du personnage central, et le temps romanesque se perdait dans une vérité de détails, au détriment de son unité secrète.

Un écrivain n’est pas au service de l’action, il se sert d’elle, et cherche à la fois à proposer une vision du monde et à rendre compte du caractère singulier et irréductible d’un destin. Il ne peut y parvenir qu’en faisant circuler sous la surface de l’histoire principale une musique qu’on appelle le style mais qui n’est que l’expression d’une impossibilité. Cette impossibilité est au cœur de l’écriture : l’essence de la littérature n’est pas la communication directe mais un décalage, une certaine façon de faire entendre les choses non par leur sens mais par leur portée, leur onde de choc.

Quand j’ai eu achevé une première fois le livre, j’étais comme un coureur de fond, franchissant l’arrivée, non pas épuisé mais rendu. J’avais commencé à écrire ce roman en lui assignant la forme d’une enquête à l’envers et il avait gardé cette dynamique durant les trois quarts de sa rédaction. Puis je m’étais aperçu que son mouvement particulier était l’accélération des données et des événements, liée à la propension du narrateur à changer sans arrêt de lieu et de point de vue pour fuir une menace invisible.

Par certains côtés la croissance de l’intrigue se nourrissait d’une croissance de la vitesse, c’est-à-dire des enchaînements et des transitions, des sauts de plus en plus rapides d’un lieu à l’autre, d’une décision à l’autre, d’une cause à son effet. Ce mouvement incessant de déplacement et de fuite déterminait une idée triomphante de la vitesse.

Sur la première page virtuelle, j’ai donc écrit, comme une signature et une vue d’ensemble, le titre qui paraissait s’imposer: La Vitesse. J’avais trouvé, me semblait-il, le vrai mot de la fin, celui qui s’inscrit, sous forme d’annonce, en tête du texte. J’avais trouvé ? Oui, sous bénéfice d’inventaire. Un peu de recul, et alors je saurais.

Le recul est venu, malgré moi, malgré ma hâte de sentir que tout était là. Quand je repensais à l’histoire, quand je me la racontais, quand je la relisais en survol, je la reconnaissais tout entière, et je ne voyais plus que d’infimes détails à changer. Mais quand je me prenais à la lecture proprement dite, quand je m’enfonçais dans la savane du texte, je sentais un manque – comme un instrument absent, comme une schizophrénie légère qui faisait que l’histoire me parvenait comme assourdie, tenant à distance le sens intime. Il ne manquait pas grand-chose, mais tant que je ne l’aurais pas trouvé, je ne serais « nulle part ».

Nulle part n’est pas un endroit commode pour l’esprit. Durant quatre mois, j’ai tourné en rond dans ma vie. Chaque matin, je me réveillais en bloc, pénétré d’un sentiment de perte ou de malheur. Je me souvenais de l’époque où au réveil, écrasé par un chagrin qui n’avait pas encore de nom, j’hésitais une fraction de seconde sur ce qui m’arrivait, puis le souvenir me sautait au visage : « Ah oui, c’est vrai, Eva est partie. » Ici, durant quatre mois, la pointe d’acier,  c’était : «  Ah oui, mon roman ne va pas. »

Une nuit de la semaine dernière, j’ai fait un rêve inattendu. J’étais à un colloque, peut-être en Angleterre, et je faisais une communication en anglais (une langue que je maîtrise mal). Dans mon rêve, je décrivais un roman que je venais d’écrire et j’expliquais son sujet, son ressort et son secret. Je découvrais tout en parlant que j’avais trouvé tous les éléments qui me manquaient et surtout, le titre, le vrai titre, le seul titre possible, celui qui répondait à toutes les questions de perspectives et de sens global. Il impliquait que je retouche certains passages, que j’en écarte d’autres, que je resserre l’ensemble, mais tout était incroyablement simple et cohérent dans mon esprit.

Ce titre était d’une telle simplicité et d’une telle justesse, de moi à moi, que je tremblais à l’idée de le perdre. Et tout en promenant sur l’auditoire onirique un regard un peu affolé, je me disais que je risquais de tout oublier en me réveillant, qu’il fallait trouver un moyen de noter au moins ce titre, ce titre révélateur, ce titre libérateur, à la lumière duquel l’achèvement du livre allait pouvoir s’accomplir. En bravant la surprise que j’allais inspirer, j’ai pris sur le pupitre devant lequel je parlais une sorte de feutre et j’ai écrit, sur la paume de ma main, ce titre salvateur.

Au réveil, j’ai regardé ma paume : elle était vierge, pas la moindre marque. Mais me souvenant des jambages que j’y avais tracés de l’autre côté du sommeil, j’ai vu les mots manquants réapparaître, et j’ai compris que j’étais sauvé.

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