La lecture microscopique, qui s’intéresse non seulement au texte, mais aussi aux phrases, aux mots, aux lettres, aux quarts de lettres, n’a plus tellement bonne réputation aujourd’hui. Mais quiconque aime vraiment les livres sait combien elle est source de plaisir comme de connaissance. La patiente relecture d’un texte n’épuise jamais ni le sens ni la forme de ce texte, elle ne fait que l’enrichir, si le texte en vaut la peine bien entendu (et dans ce cas, aucun critère de jugement ne vaut celui de la simple relecture).
On sait que Jacques Derrida, parmi bien d’autres choses, a transféré aux textes philosophiques l’amour et la passion de la “close reading”, comme disent les Américains, et c’est grâce au prestige de sa démarche que la pratique de la lecture patiente a pu se maintenir en certains milieux. Ce n’est donc que justice qu’aujourd’hui certains auteurs s’inspirent des analyses deridiennes pour les appliquer à leur tour à des textes littéraires.
Deaths of the Author (Duke UP, 2011), le récent livre de Jane Gallop, auteure féministe et queer , est un superbe exemple des joies et vertiges de la lecture détaillée. Réfléchissant sur un concept aussi banal et banalisé que la “mort de l’auteur” (lancé par Barthes en 1968, et souvent associé, mais à tort, à l’essai de Foucault “Qu’est-ce qu’un auteur?” de 1969), Gallop relit un lieu commun en retournant sur les textes où la question de la mort de l’auteur cesse d’être un concept pour devenir un enjeu capital de l’écriture et de la lecture. Qu’est-ce qui se passe quand, ayant déclaré la mort de l’auteur, on se trouve regretter son absence? Ou que l’auteur qu’on lit n’est pas un auteur mort, mais un ami en train de mourir? Comment en parler? Comment en écrire?
Gallop passe en revue des auteurs dont les textes sont jugés souvent difficiles: Roland Barthes, Jacques Derrida, Eve Kosofksy Sedgwick (théoricienne des études gay et queer hélas encore peu connue en France), et Gayatri Spivak. Elle en lit, relit et relit encore quelques menus fragments, mais de ces morceaux, elle fait surgir un monde de nouvelles interrogations, formelles aussi bien qu’éthiques, politiques aussi bien qu’esthétiques. Elle le fait dans un langage d’une limpidité absolue, qui nous fait entendre une voix qui est à la fois la sienne et celle des auteurs qu’elle lit à la lettre. Elle montre enfin que ce n’est pas la lettre qui tue, mais la lecture distraite et hâtive de la lettre.