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Blog Réflexions sur la littérature (2010 - 2014)

Dans le cadre de l’événement “Un nouveau Festival” (16 février-7 mars), le Centre Pompidou-Beaubourg a organisé un hommage à Henri Van Lier auquel ont participé Benoît Peeters, Eric Duyckaerts et Jan Baetens. En apéritif à l’enregistrement qui sera bientôt mis en ligne, voici le texte de la contribution de Jan Baetens.

Henri Van Lier était, dans tous les sens du terme, un grand professeur. Il était, pour utiliser un terme un peu tombé en désuétude, un vrai maître. Mais que faut-il entendre par ce terme ? Depuis le livre, important et influent, de Jacques Rancière, le vrai maître est le maître ignorant (Jacques Rancière, Le maître ignorant. Paris: Fayard, 1995). Depuis, nous sommes devenus sensibles à une forme de maîtrise paradoxale, une maîtrise qui, refusant le surplomb et l’autorité du magister, encourage l’élève à prendre la place du maître, c’est-à-dire à revendiquer son droit au savoir et, à travers cette revendication, à s’instituer en agent de sa propre formation. Le maître, dans cette perspective, est celui qui permet à l’élève, non pas de recevoir le savoir, mais de le prendre.

L’enseignement d’Henri Van Lier, qui visait sans doute le même objectif, ne ressemblait guère à cette inversion des rôles. Mais en dépit de ses apparences plus classiques, avec d’une part le maître qui parle et d’autre part les élèves qui écoutent, la nature, les enjeux, l’impact de cet enseignement étaient tout aussi révolutionnaires que celui prôné par Jacques Rancière.

Tous les témoignages de ses anciens élèves concordent sur ce point : Henri Van Lier était un homme « universel », un abîme de savoir, capable de brasser toutes les connaissances et de réinventer le monde à chaque instant, et il attendait de son public de le suivre jusqu’au bout de sa pensée. Henri Van Lier ne cherchait nullement à « vulgariser » un savoir (c’est là le grand malentendu qui entoure son travail), mais à se faire accompagner dans sa quête de nouvelles synthèses, de nouvelles idées, de nouvelles ouvertures sur un avenir inconnu mais qui ne lui inspirait aucune crainte. De là sans doute la jubilation  permanente de son public, émerveillé d’être arraché à lui-même, émerveillé aussi de se voir pris, non pas comme l’égal du maître (la question n’était pas là) mais comme relais, confident, chambre d’échos, émerveillé enfin d’être invité à se servir de l’enseignement de cet homme comme d’un tremplin.

Voilà pour la théorie et les généralités. Mais comment une telle démarche, qui n’avait rien d’un « système », a-t-elle pu fonctionner si merveilleusement ? J’en vois cinq raisons principales.

Un premier aspect de la « magie » d’Henri Van Lier, dont le meilleur exemple reste son Anthropogénie, continuation par écrit d’un enseignement oral qui n’a au fond jamais cessé, était l’exceptionnelle clarté de sa façon de dire et d’écrire. Henri Van Lier n’est jamais obscur, même lorsqu’il parle de sujets auxquels on ne comprend rien. Son style n’est pas au service de la conviction, avec tout ce que cela implique d’effets de manche, mais de la communication, et de la communication la plus directe et la plus transparente possible. Grâce à lui, on comprend la différence entre le « simple » et le « simpliste », mais aussi entre le « complexe » et le « compliqué ». Il aimait dire de façon simple des choses complexes et la moindre phrase de son enseignement porte la trace de cet effort, qui lui était devenu comme une seconde nature. Cet effort, on le sait, définit aussi la vraie modestie des grands maîtres, qui s’effacent devant plus grand qu’eux.

Un second aspect, et je viens déjà d’y faire allusion, est sa maîtrise absolue de la phrase. Or, la phrase, c’est à la fois une forme et une idée. C’est, d’un côté, le goût de la phrase bien faite, structurée comme un vrai tout, qui exploite toutes les ressources de la langue, mais jamais au profit de la seule stylistique. C’est, de l’autre, le souci conceptuel de la phrase comme unité argumentative. Pour Henri Van Lier, la phrase était un univers en soi, mais pas pour autant une monade. La phrase était un maillon d’un raisonnement plus vaste, mais en même temps elle aspirait aussi à être la synthèse de ce raisonnement, le modèle réduit de l’ensemble, la partie capable de réfléchir déjà le tout. Dans l’Anthropogénie, les unités ne s’enchaînent pas mécaniquement comme les perles d’un collier, elles s’imbriquent les unes dans les autres et se réfléchissent sans arrêt les unes les autres. Il y a chez Henri Van Lier, qui était passé par les Jésuites, quelque chose de la scholastique de saint Thomas, dont la Somme théologique a pu être comparée à une cathédrale gothique, composée à l’aide d’une myriade d’éléments mais tous parfaitement à leur place et parfaitement à l’unisson avec le projet d’ensemble.

Un troisième aspect clé de l’enseignement d’Henri Van Lier était son côté rebelle, hétérodoxe, inventif. Certes, Henri Van Lier n’était pas un penseur « sacrilège », du moins pas en apparence. Il se contente très modestement de prolonger ce que disent et font les meilleurs auteurs qui le fascinent, dans les disciplines les plus diverses qui soient. Mais sa façon de pratiquer l’interdisciplinarité est pareille à nulle autre. Nous sommes tous interdisciplinaires aujourd’hui, mais personne ne l’est comme Henri Van Lier, qui l’était « radicalement ». Henri Van Lier ne cédait jamais sur son désir de penser ensemble ce qui ailleurs reste dissocié. Son refus de la spécialisation a fait de lui un artiste plus qu’un scientifique tel qu’on l’entend de nos jours, pour qui la spécialisation est le premier des dogmes. Et sur ce point il était réellement révolutionnaire.

Ajoutons un quatrième aspect encore, tout à fait décisif à mes yeux : son art de l’exemple, clé de voûte de toute démarche pédagogique. Un bon maître sait donner de bons exemples, à la fois simples, variés, ouverts, solides, et suffisamment vides pour ne pas entraver la saisie de la règle plus abstraite. Peu de maîtres, nous le savons, en sont capables. Chez Henri Van Lier, le bonheur de l’exemple est constant. Les illustrations concrètes des idées générales sont naturelles, accessibles, reconnaissables, et en même temps ce sont toujours de vraies trouvailles, qui donnent envie de les étendre au-delà du raisonnement qu’elles viennent appuyer.

Enfin, Henri Van Lier n’est pas un maître qui dit « je ». C’est là le sommet de l’élégance, mais aussi de la justesse, car l’homme, « homo », qui a tellement fait rêver Henri Van Lier n’est pas un être solitaire, dominant autrui ou la nature. En évitant le « je », Henri Van Lier rend non seulement hommage à ses maîtres à lui (et là l’élégance de la pensée se transforme en une qualité morale vraiment supérieure), il rappelle aussi que l’aventure de l’anthropogénie est collective et qu’il serait donc erroné de dire : « l’anthropogénie, c’est moi ». En s’exprimant à la troisième personne, Henri Van Lier s’est au fond révélé au maître qui disait « nous », un « nous » radicalement inclusif, qui accueille l’élève, l’auditoire, le lecteur, le public, dans le cercle ouvert de l’apprentissage.

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