Mes meilleurs souvenirs d’enfance, je les ai acquis longtemps après que mon enfance s’était achevée.
J’ai appris à déformer la réalité passée comme on chauffe, sur un bec de gaz, une plaque de métal, pour lui donner une forme qu’elle n’avait pas. Une fois l’objet refroidi, sa forme semble naturelle. Elle n’était pas ainsi à l’origine, pourtant, elle ne pouvait pas être ainsi, elle a changé sans garder la trace de son apparence première. Elle est le résultat d’un travail machiné.
La vision nouvelle de l’enfance, obtenue par une série de transformations parfois minuscules, mais convergentes, se met peu à peu à ressembler au réel qu’on n’a pas connu. Dans sa cohérence, dans son accomplissement, elle constitue une seconde chance, qui permet de découvrir, dans les ruines d’une enfance détestée, les scintillements de la beauté.
Les émotions qu’on éprouve dans les années qui précèdent la puberté sont peut-être les plus strictement romanesques que j’ai vécues. Il est sans conséquence de les avoir vécues à retardement.
À retardement, mais non par procuration. La mémoire d’enfance est infaillible. Les souvenirs qu’elle n’a pas vécus en direct, elle les a stockés, pour les ressortir autrement, avec une intensité qui tient à leur longue compression souterraine, à leur jaillissement inattendu à un autre point du temps. L’écriture, alors, les relie d’un seul trait.
Le roman est la seule autobiographie.