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Du côté des auteurs

Le débat sur les rapports entre littérature et révolution numérique est, logiquement, un phénomène qui dépasse les frontières entre aires linguistiques et domaines institutionnels. D’où l’importance des traductions en la matière, surtout quand elles nous apportent plus que la simple transposition d’un texte d’une langue à l’autre. La sortie française de Uncreative Writing, le grand livre théorique de Kenneth Goldsmith, traduit, c’est-à-dire refait et repensé en français par François Bon sous le titre éloquent de L’écriture sans écriture (Paris, éd. Jean Boîte, 2017), est donc un événement majeur, dont l’impact sur le paysage littéraire francophone dépassera de loin les seules polémiques sur les positions apparemment choquantes de l’auteur.

Chef de file du mouvement qui prône le recours à la récriture littérale comme geste fondateur de la création à l’ère numérique et lui-même auteur de plusieurs livres très remarqués fondés sur le principe de la citation généralisée (le recueil Day de 2003 transcrit ainsi la totalité des textes, interminables pages boursières comprises, d’un numéro du New York Times), Kenneth Goldsmith propose dans le présent ouvrage le cadre théorique et historique de sa démarche, qu’il présente comme l’effet inévitable, mais aussi cohérent et nécessaire, des mutations introduites par le saut de l’imprimé au numérique. Pour Goldsmith, la culture numérique est aujourd’hui à la littérature ce qu’était la photographie à la peinture au XIXe siècle, à savoir une technique qui d’une part rend obsolètes les usages traditionnels d’un art (à quoi bon continuer à peindre la surface des choses si la photographie s’en charge infiniment mieux ? à quoi bon essayer de rechercher l’expression originale quand les logiciels nous permettent de multiplier à l’infini et en temps réel n’importe quel autre écrit existant ?) et qui d’autre part force les anciens médias à inventer autre chose. Tout comme la peinture a su trouver jadis de nouvelles voies en se détournant des fonctions platement représentatives, la littérature a maintenant la possibilité d’explorer des emplois différents de l’outil informatique à sa disposition. Plus concrètement : le texte de demain doit cesser d’être cette quête illusoire de l’inédit, du jamais vu, du neuf pour le neuf qui constitue toujours le dogme de l’écriture contemporaine, pour se transformer en recherche de nouvelles formes de copie. Ce que prône la théorie de Goldsmith, c’est qu’une autre littérature est possible et que l’appui sur les fonctions de répétition et de multiplication de textes déjà écrits et publiés, est capable d’engendrer des formes de littérature tout aussi passionnantes que les grandes œuvres du passé. À l’instar de Marjorie Perloff, figure tutélaire du modernisme américain, Kenneth Goldsmith se réclame donc de la notion de « génie du non-original » (Unoriginal Genius) pour défendre et illustrer le bien-fondé des manières d’écrire basées sur la copie, la reproduction, le plagiat, la transcription, la réappropriation ou encore le détournement.

L’argumentation de Goldsmith, qui s’appuie toujours sur un riche éventail d’exemples soigneusement commentés, est triple : historique théorique, pratique.

Livre sur la culture numérique, L’écriture sans écriture offre également une récriture, cette fois-ci très originale, de l’histoire littéraire, qui souligne dans le passé l’importance des recherches inspirées des techniques de reproduction littérale de textes, mais aussi d’œuvres ou d’objets sonores ou visuels (les Poésies de Lautréamont, qui répètent en même temps qu’elles transforment de larges pans de l’héritage classique en seraient un bon exemple). Le livre de Goldsmith s’impose ainsi comme une histoire alternative, dont la diversité et la richesse n’ont rien à envier à celles du patrimoine conventionnel.

En second lieu, l’auteur propose aussi une discussion théorique très fouillée du principe de récriture, dont il analyse entre autres la complexité en termes de sélection, mais aussi de cadrage et de présentation matérielle. Il ne suffit pas, en effet, de reproduire n’importe quoi. Encore et surtout faut-il décider d’abord ce qu’on reprend (tout comme le bon readymade n’est pas n’importe quel objet, mais un objet judicieusement sélectionné, certains textes sont plus intéressants à répéter que d’autres), ensuite comment on le fait (par exemple en respectant ou au contraire en écrasant les différences typographiques entre les fragments mis bout à bout) et enfin par quel moyen on le présente au public (il arrive par exemple que certains textes deviennent comme neufs lorsqu’on les lit ou performe devant un public vivant).

Troisièmement, et c’est l’essentiel du travail de Goldsmith dans ce livre, l’écriture non-originale, qui paraît d’une simplicité absolue, est en fait une pratique très complexe, mais qui peut s’enseigner. Kenneth Goldsmith anime entre autres des ateliers d’écriture – « sans écriture », bien entendu. Il multiplie donc témoignages personnels et commentaires de travaux d’étudiants pour montrer les perspectives souvent passionnantes des gestes d’écriture qui à première vue ne font que copier mais qui produisent dans bien des cas des résultats tout à fait remarquables.

Il importe enfin de mettre en valeur l’importance et la qualité du travail du traducteur, François Bon (et de tous ceux qui ont transformé sans trahir l’œuvre originale, des metteurs en page à l’éditeur, qui « cadre » l’ouvrage de Goldsmith en l’insérant dans une collection spécialement réservée aux écritures non-originales). La version française du livre est bien plus que la simple transposition linguistique du texte anglais (ici complété d’un chapitre inédit). Dans L’écriture sans écriture, Bon insère aussi des références et des notes en marge du texte, non à la lumière d’un « contretexte », un peu à la manière de Glas de Jacques Derrida, mais comme un discours d’accompagnement destiné à faciliter et en même temps à enrichir la lecture du livre de Goldsmith. C’est là  un double hommage au texte de départ, qui se voit ainsi expliqué en même temps que continué.

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