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Blog L'enfance de l'art

Mes parents détestaient leur corps. Rien de sexuel là-dedans. Le sexe ne les gênait pas. Leur ennemi, c’était leur image. Qu’on puisse avoir une apparence physique particulière leur semblait le comble de la gravité. Exister dans le regard des autres était une indécence, un risque de tout instant. On pouvait être jugé, malgré sa modestie, son humilité, son invisibilité, à cause de l’apparence d’un corps qu’on n’avait pas choisi. Bien sûr, il existait des parades. Eviter les couleurs vestimentaires trop vives, les propos trop marquants. C’était la moindre des choses.

Mais il y avait d’autres risques plus injustes, contre lesquels on était désarmé : celui d’un teint trop éclatant, d’une taille trop haute, de traits trop ciselés. Il fallait masquer, masquer tout cela, le gommer. Echapper aux responsabilités d’une image de soi positive La laideur seule était rassurante. Une laideur banale, un effacement des traits, une apparence modeste et si possible minable, en tout cas impropre à la sympathie ou au désir d’autrui.

J’étais docile. J’ai aussitôt adopté ce point de vue. Je l’ai intériorisé sans aucune discussion. J’y ai cru de tout mon corps. Je suis devenu laid et je me suis arrangé pour ne pas en souffrir.

Le sentiment exact de ma bizarrerie et de ma disgrâce m’a préservé du monde comme un formol. Persuadé d’être un ratage de la nature, je n’existais que par les mensonges et par les livres. L’idée de mon apparence m’était si pénible que j’avais pris l’habitude de me raser sans miroir, et que, chaque fois qu’une série de photos de vacances venaient s’ajouter dans l’album de famille, je me relevais la nuit pour déchirer les miennes. Ma mère était obligée de tenir l’album sous clé.

La certitude de sa laideur présente des avantages. Elle m’a incité au travail et au secret, qui sont des défauts utiles. Surtout, n’ayant pas l’illusion que je pouvais atteindre le monde vivant, puisque me montrer provoquerait, de la part du monde, un recul, je n’avais affaire, du soir au matin, qu’à moi. Mon absence d’image, et de souci de mon image, réduisait dans des proportions inaccoutumées la distance entre moi et moi.

Etre soi-même en personne, à tous les moments de sa vie, et même en rêve, tient à distance certains sentiments : la peur, le remords, l’espoir, le je-sais-bien-mais-quand-même, qui sont les ressorts de l’espèce humaine, et dont j’étais dépourvu.

Les complications sont venues plus tard, bien plus tard, au moment où j’ai commencé à douter de la vérité, ou en tout cas de l’entièreté, de ma laideur.

J’avais dix-neuf ans et depuis une semaine, je travaillais chez un courtier d’assurances. A l’arrière des bureaux, il y avait une cuisine, en forme de L, où les employés pouvait se préparer une collation rapide, rincer leurs couverts. Dans le petit côté du L, où je réchauffais un potage, j’ai surpris la conversation entre deux jolies secrétaires, qui parlaient d’un garçon.

L’une disait qu’il était si mignon qu’elle en rêvait la nuit. L’autre ajoutait qu’elle lui dirait oui tout de suite. J’ai mis un certain temps à comprendre qu’il s’agissait de moi.

J’avais l’audace de ma laideur. Dans les jours qui ont suivi, j’ai pu vérifier qu’elles ne mentaient pas.

Dire ce que fut ma vie, après avoir cessé de croire que j’étais plus laid qu’un autre, serait certainement sortir du devoir de réserve sexuelle. Ce n’est pas que j’ai été rassuré une fois pour toutes : je me suis rassuré jour après jour.

Mes parents étaient des gens simples, perdus, effarés au sein d’un monde opaque. Avec leur pari sur la laideur, ils ont compliqué ma jeunesse. Celle de mes sœurs aussi, qui furent détruites par cet acide. Mais ils m’ont fait gagner du temps. Et ils m’ont légué, sans attendre l’heure lointaine de leur mort, par donation entre vifs, un héritage fabuleux. Une langue, le français, qui n’était qu’une faible lumière, dans les Flandres, depuis que l’enseignement en était interdit. Et un corps. Un corps, laid ou beau, qui a résisté, depuis cinquante ans, sans frémir, à tous les excès. Il n’y avait rien d’autre à désirer. J’en éprouve pour mes parents une reconnaissance profonde. Le fait que ce soit un don inconscient ne change rien au merveilleux de l’affaire. En dépit de tout, j’ai été comblé.

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