Le roman en vers est un de ces genres qui semble condamné, à l’une ou l’autre exception près (Pouchkine, et sans doute Nabokov dans Feu pâle), à rester une case vide sur l’échiquier des possibles littéraires. Les tentatives existent, l’idée du roman en vers continue à fasciner, il y a sans doute une place à prendre, mais la pratique est plus rude et plus impitoyable que la théorie.
Autobiography of Red (Toronto, Vintage Canada, 1998) n’en est dès lors qu’un texte plus intrigant. Qu’un auteur aussi important que Carson, une des voix majeures de la poésie canadienne contemporaine, se risque à écrire dans un genre aussi maudit, relève d’un culot énorme, que renforce le choix d’un thème difficile: la transposition à l’époque moderne de la vie d’un héros antique, le monstre Géryon, celui qu’évoque le mythe d’Hercule. “Rouge” est le nom du personnage central, mais il ne ressemble pas “littéralement” à Géryon, le monstre doté de trois têtes, six bras et trois corps joints à la taille, tué par Hercule qui put ainsi s’emparer de son troupeau de bœufs et accomplir le dixième de ses travaux . Cependant, Rouge n’en est pas moins monstre, mais aujourd’hui et au Canada (Géryon vivait à l’extrémité occidentale du monde connu).
Comme toujours, Carson, qui fut professeur de grec, notamment à l’université McGill (Montréal), prend soin d’expliquer ce qu’elle fait, et comment et pourquoi. Loin de bâillonner l’expérience, ce parti pris didactique la rend possible. C’est en donnant à son lecteur le plus d’informations possible que Carson peut se permettre des manipulations (raccourcis, réinterprétations, rapprochements, anachronismes, métaphores, changements de registres, sources, traductions) d’une audace et d’une inventivité rares, que l’absence d’un discours d’escorte eût rendues gratuites, car moins compréhensibles et partant moins juste (la vraie fulgurance n’exclut pas la raison, elle gagne même à s’y appuyer).
Le roman en vers es possible. Mais comme le montre Carson, ce n’est pas un roman “en vers” (les affreuses rimes!), surtout pas en “vers libres”, encore moins un roman “poétique” (ce prix de consolation pour roman raté). C’est un vrai roman, mais dont le rythme (surtout) est poétique, c’est-à-dire construit, réglé, nourri de calculs, ligne par ligne, vers par vers. Mais définissons-le plutôt par l’exemple et lisons cette Autobiographie de Rouge.