Tout comme le bon prosateur doit savoir écrire sans adjectifs, le bon poète doit pouvoir se passer d’images. Le reste devrait lui suffire : le choix et l’ordre des mots, le sens de la syntaxe, l’exploration de thèmes nouveaux. Toutefois, lorsque le texte offre l’exemple d’une belle image, il serait bien injuste ou prétentieux de l’écarter au nom de quelque vision a priori de la poésie.
À la page 43 de Lápidas du poète espagnol Antonio Gamoneda (traduction française par Jacques Ancet : Pierres gravées, éd. Lettres vives, 1996), je lis ainsi : « Siento las oraciones, su lentitud, como serpientes bellíssimas que pasaran (sic) sobre mi corazón », que je traduis, platement, maladroitement, peut-être erronément, sans accès à la version du traducteur attitré et en corrigeant ce que je crois être une coquille (il faut lire « pasaron » au lieu de « pasaran », de la manière suivante : « J’entends les prières, leur lenteur, comme des serpents très beaux qui glissèrent sur mon cœur ». Le poème dont ce vers, qui est aussi une strophe, a été extrait, évoque le réveil des habitants d’une maison à la campagne, dans un contexte imprégné, mais indirectement, de violence, de guerre civile, mais aussi de silence et de paix), et l’image des prières vécues comme des serpents, mais des serpents très beaux, qui évoquent peut-être aussi les vêtements qu’on enfile le matin (ou les draps qu’on écarte ?), est à mon sens d’une beauté supérieure (tout le livre est d’ailleurs remarquable).
Cette beauté ne vient pas seulement de la surprise, pour réelle qu’elle soit. L’association prière/serpent est tout à fait étonnante, d’autant plus que la comparaison ne tend pas à dénigrer l’oraison (la même image aurait été banale si le poète avait voulu dénoncer l’hypocrisie des prêtres, par exemple, ce qui n’est visiblement pas le cas ici), mais il y a bien davantage. La métaphore est en effet « filée » : l’image du serpent se transforme en l’image du serpent (en fait des serpents –et je signale que le mot est féminin en espagnol, ce qui en l’occurrence lui donne peut-être quelque chose de la caresse maternelle) qui passe, qui glisse sur le cœur, et ce cœur, bien entendu, est à prendre à la fois littéralement (il faut s’imaginer de vrais serpents que l’on découvre sur sa poitrine, à l’endroit du cœur) et dans un sens métaphorique (qui banaliserait la phrase, s’il n’y avait pas le choc de l’événement littéral). De plus, l’image est aussi travaillée dans une structure phrastique d’une clarté rhétorique qui ajoute à la « nudité » de la scène : la syntaxe toute simple établit une symétrie quasi parfaite entre le comparé et le comparant, chacune des deux moitiés de la composition étant divisée de la même façon entre un substantif et un déterminant (d’abord : les prières, décrites comme lentes ; puis : les serpents, décrits comme vus sur le cœur du poète).
Mais surtout : l’image est belle parce que je m’en souviens. La vraie poésie s’apprend par cœur. par cœur.