Je n’ai pas toujours écrit. J’ai eu mon temps de dissipation. J’ai poussé aussi loin que possible le refus de prendre au sérieux la vie qui m’attendait.
Quelqu’un qui m’aurait suivi de près durant toutes ces années, quelqu’un à l’intérieur de ma conscience, aurait eu la certitude que j’étais en train de me perdre dans les méandres du rêve et du plaisir. Mais non. Il me semblait simplement que le grand jeu était pour plus tard, que je n’étais pas prêt, que j’étais encore dans l’enfance de l’art. Je savais en tout cas qu’il y avait un grand jeu, et rien d’autre.
J’étais en mode veille, comme un ordinateur au repos ; au moindre effleurement je retrouvais l’esprit de suite.
Si je me suis déclenché, après tant de passions inutiles, c’est que la mémoire, qui est la jouissance du monde, ne me fournissait de mon passé qu’un film saccadé et indistinct. J’avais besoin de voir les détails, les enchaînements. Ni le regard ni le souvenir ne me donnait rien de concret.
Qui nous sommes, nous n’en savons jamais grand chose : mais dans mon cas, l’ignorance était au cœur. Une sorte d’atonie émotionnelle me faisait vivre côte-à-côte avec moi, sans jamais lier connaissance. L’écriture m’a permis d’inventer et de connaître ce que je n’avais jamais réussi à percevoir.
L’écriture n’est pas l’expression de la conscience, mais sa mise au point, qui va jusqu’à inventer des idées et des émotions pour faire le raccord stylistique entre des îles séparées de nos hasards successifs.
Je ne saurais rien de l’amour, ni de l’esprit, ni du monde, ni d’aucune autre chose, si je n’écrivais pas : et je remplace, phrase à phrase, ma perception, c’est-à-dire mon ignorance des réalités, par leur explication imaginaire, qui redessine le monde et le rend visible.