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Blog L'enfance de l'art

Je ne suis pas très observateur. C’est pour cela sans doute que je suis devenu écrivain. Je ne garde aucune impression directe des visages et des paysages, des corps et des décors. Je reconnais les choses par analogie plutôt que par identification.

Pour écrire, je n’ai à ma disposition aucun souvenir visuel véritable. L’univers mystérieux des humains, leurs habitudes gestuelles et morales, m’apparaissent dans un brouillard. En jaillissent parfois des tracés de paroles dont je capte l’émotion, quelquefois le sens. La forme presque jamais. Tout est toujours à inventer.

Si je songe à une cathédrale gothique, je ne vois ni Chartres ni Reims, encore moins Notre-Dame de Paris. La typographie du mot est néanmoins contaminée par sa résonance acoustique. Le G est un bénitier en forme de conque ; le O est festonné comme une rosace ; la barre latérale du T est le transept ; H le vaisseau central ; Ie I présente sur ses flancs un fourreau serré de nervures verticales, et ainsi de suite. Je ne vois pas cette conque, cette rosace, ces nervures : je sens, dans mon plexus ou mes cordes vocales, une vibration qui me révèle leur présence à la fois alphabétique et architecturale.

Si j’entends dire : une voiture, je ne vois aucun bolide ; je vois la roue avant du O encadrée par le V du garde-fou et le I du passager ; si je pense le mot : barbu, je ne vois pas un visage velu ou encadré d’une barbe ; je vois cinq briques, BARBU, qui forment une sorte de palissade ajourée derrière laquelle tous les barbus du monde peuvent bien défiler de jour et de nuit, à l’insu de mon regard retourné.

En somme, l’imagination littéraire, qui est ma pince universelle, n’est pas une représentation abstraite, ou strictement textuelle, du réel : elle est visuelle autrement. J’évoque Virgile, Napoléon, la bataille du Pacifique, La Jeune Fille et la mort, une toute jeune personne de mon passé nommée Véronique Uyttendaele : je vois surgir un kaléidoscope de détails qui vont du papier rose buvard de la couverture des éditions Budé, au vernis spécial qui recouvrait le poste de télévision de mon enfance, ou au parfum citronné et à la saveur miraculeuse du premier baiser. La conduite flamboyante d’Arsène Lupin est indissociable de la typographie à tête de clou du livre de poche dans lequel j’ai lu L’aiguille creuse, et du vert édénique de sa couverture. Marlène Dietrich, dont l’anguleuse et sensuelle personne est déjà perceptible dans l’alternance des consonnes et des voyelles de son nom, se marque plus encore plus dans une certaine saillie du poignet qui n’est qu’à elle, et qui rend déchirants même ses gestes de bonheur ; je ne vois pas la forme de son visage, mais je vois la forme de ses joues, dans le maladif prénom de Marlène – et je retrouve sa voix rauque et dominatrice dans la dernière syllabe de son nom.

La visualisation littéraire est d’une grande précision. Elle n’est nulle part plus précise que la représentation qu’on peut se faire des personnages de roman.

George Smiley, Bardamu, Humbert Humbert, Lucien Leuwen, Molly Bloom, Concha Perez, et les autres ne m’apparaissent sous aucun trait véritable. Et pourtant il suffit de regarder l’adaptation tirée du roman concerné pour mesurer la distance qui existe entre un personnage, présent par son « absence visible » dans le texte initial, et son incarnation la plus talentueuse à l’écran. Les comédiens qui les ont incarnés, ceux qui auraient pu le faire, Alex Guiness et Gérard Depardieu, James Mason et Gérard Philippe, Romy Schneider et Carole Bouquet, faussent l’image en la fixant. Et on peut juger qu’« ils ne ressemblent pas du tout au personnage » en les comparant, non avec une autre incarnation plus crédible, mais avec l’absence de toute incarnation. Cette absence, pourtant, contient tous les détails nécessaires pour les imaginer d’une façon complète, invisible et totalisatrice – jusqu’au comble de la reconnaissance et de l’émotion.

L’idée qu’on se fait d’un personnage, à la lecture, est à la fois indistincte et complète. Complète parce qu’il se détache du texte avec son existence morale, son style d’être, son sourire, ses ruses, ses pensées et ses arrière-pensées. Indistincte car on n’irait pas jusqu’à le reconnaître dans la rue.

Un héros n’a pas de visage, ni même d’image qu’on puisse dupliquer. Il a un nom, surtout un nom, et ce nom est un corps. Il fait en jaillir son moi véritable et donne, dans le galop rapide des syllabes, sa signature, tout de suite et pour toujours.

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