Le sujet en littérature importe. Avec la forme d’un texte, le thème aide à construire notre vision du monde, faisant ou plutôt refaisant le « partage du sensible » (Jacques Rancière).
Dans Tomates de Nathalie Quintane (éd. P.O.L, 2010), le sujet paraît donné par le titre. Mais en littérature rien n’est jamais simple (c’est une autre de ses raisons d’être). Certes, les tomates sont là, et il y a incontestablement du Ponge dans la manière dont Nathalie Quintane les décrit (les touche, les invente, les transforme, les rend vraiment tomates). L’essentiel, toutefois, est ailleurs.
D’abord dans le fait que les tomates ne sont pas simplement achetées ou consommées : elles sont cultivées par l’auteur, ce qui pose la question des rapports entre l’écrivain et son jardin (potager), entre écriture et production, littérature et réel ou encore, si l’on préfère, entre texte et contexte, littérature et politique. On songe évidemment à Thoreau qui voulait tout savoir des fèves lors de sa retraite à Walden.
Ensuite dans l’anti-modèle de la tomate, qui est la patate, symbole, entre bien d’autres choses, d’une vie de paysans-esclaves, longue chaîne d’exploités et d’opprimés. La tomate, en revanche, représente le désir de faire front, de s’organiser (comme par hasard, la tomate est rouge et la patate, beige).
Tomates est donc un livre où l’auteur s’interroge sur la place de la littérature dans la société contemporaine, sur les modalités de son engagement politique, sur la possibilité de fomenter une révolte dans un livre.
Cet engagement est affaire de sujet et de forme en même temps. Il implique le dépassement radical de la division des genres (où Rancière et d’autres voient le reflet de la division de la société en classes sociales), puis la tentative de dépasser le français dit « littéraire » (coupé du français « hors les murs »).
Le résultat n’est pas quelque nouvelle variation sur le style populiste ni quelque éloge de la littérature prolétarienne (Quintane se montre soucieuse de faire bénéficier les banlieues d’autres formes de français que le seul argot). Tomates est un livre très composé. S’il paraît à la fois décousu et plein de greffes (oui, le texte se travaille comme un plant de tomate), à mesure qu’on accompagne l’auteur dans ses réflexions on voit aussi pousser les correspondances d’un mot, d’un sujet, d’une phrase, d’une anecdote, d’une allusion, d’un événement à l’autre. Le texte part du jardin et avec Auguste Blanqui il finit dans les astres, ce qui n’est pour Quintane qu’une autre façon de revenir sur terre.