Quels sont, dans nos lectures et nos expériences cinématographiques ou télévisuelles, nos critères de jugement ? Qu’est-ce qui nous fait aimer telle pièce, tel genre, tel style plutôt que tels autres ? Comment expliquer les divergences ou au contraire les curieuses symétries dans la réception d’un livre ou d’une série ? Doit-on mettre l’accent sur les propriétés des œuvres, sur les particularités du public, toujours pluriel, souvent imprévisible, sur les stratégies de marketing des producteurs et de la longue chaîne des intermédiaires ou, plus vaguement, sur l’air du temps ?
Dans ce débat essentiel, deux livres de Sianne Ngai, autrice non encore traduite en français, occupent aujourd’hui une place de premier rang : Ugly Feelings (2005) et Our Aesthetic Categories (2012). Dans le sillage d’Adorno et Horkheimer, entre autres, mais sans suivre le ton apocalyptique de leurs thèses sur l’industrie culturelle et les techniques de manipulation des goûts du public, Ngai part de l’idée que la société hypercapitaliste dans laquelle nous vivons a changé non seulement la nature des œuvres, mais aussi nos manières d’en faire l’expérience. Dans ses analyses, elle démontre ainsi que le double clivage « beau versus laid » et « ancien versus moderne », clé de voûte de la plupart des théories traditionnelles, s’est effacé au profit de nouvelles catégories, écartées jusqu’ici comme mineures ou fausses, telles que « zany » (loufoque), « cute » (mignon) ou « interesting » (intéressant).
Un récent article de Brian Glavey, “Having a Coke with You is Even More Fun Than Ideology Critique” (PMLA, Oct. 2019, pp. 996-1011), propose d’ajouter une notion plus inattendue encore à la liste de Ngai : celle de « relatable », difficile à traduire mais signifiant aujourd’hui (le sens ancien et littéral est : qui peut être raconté, qui mérite d’être raconté) la qualité de quelque chose en quoi je peux me reconnaître, qui présente un intérêt pour moi, qui me montre un aspect de la vie qui est aussi le mien, bref qui réduit, voire annule la distance entre ce qui m’est proposé (le livre, plus généralement l’œuvre d’art) et ma vie de tous les jours (qui en général n’a rien de livresque ni d’artistique). Le succès d’une production moderne ne tient plus seulement à ses qualités intrinsèques mais aussi à sa capacité d’engendrer cette impression de « relatability ».
Le point de départ de l’article de Glavey, seul responsable de la seconde moitié du titre, est le poème d’amour de Frank O’Hara « Having a Coke with You » (traduction française in Poèmes déjeuner, éd. joca seria, 2010, disponible sur : https://poets.org/poem/having-coke-you), mais son argumentation ne se limite pas au décodage du « sens » et de la « forme » du texte. Son analyse porte sur les raisons, évidemment liées au concept de « relatability », qui font que ce poème s’est imposé, notamment sur twitter et instagram, mais aussi, de manière déjà moins privée, dans Mad Men, comme le texte le plus cité, c’est-à-dire le plus aimé, le plus utile, le plus relatable d’un auteur qu’on avait toujours lu pour des raisons un rien différentes (de son célèbre recueil Lunch Poems on célébrait avant tout l’ouverture à un ton et à une thématique jusque-là absents de la poésie contemporaine, la rapidité et l’énergie humaine de la grande métropole). En second lieu, et c’est plus fascinant encore, Glavey s’interroge sur la place de plus en plus prépondérante de ce type de poésie « relatable », si facile à s’approprier par tous les internautes qui sans exception « s’y retrouvent » (mais aussi par les publicitaires, comme on le voit dans Mad Men, qui trouvent dans ce texte le modèle de leur discours), et sur le déclin de la poésie « sérieuse » contemporaine de l’œuvre de Frank O’Hara (deuxième moitié des années 1950, première moitié des années 1960), aujourd’hui infiniment plus lu que des auteurs comme, par exemple, Wallace Stevens, jugé moins « relatable ».
Dans le contexte français, une poésie comme celle de Frank O’Hara (qui n’est pas sans faire penser au Prévert de Paroles, abstraction faite de tout ce qui distingue ces deux auteurs, notamment sur le point idéologique et sexuel) est lue d’abord comme « moderne », américaine, urbaine, new-yorkaise (et plus spécifiquement encore : inséparable du microcosme de son employeur, le MOMA à l’époque de la Guerre froide). On se demande quel serait l’impact du concept de « relatable » sur la lecture de ce genre d’écrits dans une culture poétique dont les priorités sont clairement différentes. Mais une des thèses implicites de Ngai et de Glavey est aussi que la « valeur » d’un texte dépend de moins et moins du jugement des spécialistes.