Et les Français aussi, quand ils s’acharnent à récrire, toujours à nouveau, le “grand roman américain”, ce roman supersize destiné à donner la synthèse d’un monde, d’une époque, d’un lieu, d’une génération, et de préférence de tout cela en même temps. Les Américains (et les Français qui les imitent) se trompent, car ce qui se sent est surtout l’effort, celui de gonfler une idée, qui peut être bonne, en gros pavé de 600 pages faites pour l’éternité. Les quelques exceptions ‒Moby Dick, Huckleberry Finn, Gravity’s Rainbow‒ ne justifient pas la triste règle. Vive donc la tradition du roman-épure, sans graisse mais pourquoi pas avec les trois unités (dont le roman n’a que faire, bien entendu), ce roman qui fait de la psychologie mais à l’aide de mots, non de spéculations ou d’analyses, qui campe un être au lieu de nous le décrire, qui fait du lecteur le personnage clé d’une intrigue aux situations sans cesse changeantes. Et même de tels romans en disent parfois encore trop. Soit par exemple La Lettre dans un taxi (Louise de Vilmorin, 1958), du Marivaux en prose et une superbe illustration du “McGuffin”, cet objet sans autre valeur que d’être capable de lancer ‒et d’entretenir‒ une intrigue aux mille ricochets, qui permet à l’auteur de montrer qu’il est capable de garder toujours un petit pneu d’avance sur le lecteur. Le McGuffin est ici, rien dans les mains rien dans les poches, une lettre oubliée dans un taxi, qui contient un secret terriblement compromettant. A l’oublie mais en parle à B, qui à son tour en parle à C, etc., D la trouve qui vient voir A, qui se confie à E, ami (mais pas tout à fait) de B et de C, etc., etc. Quel est le message que nous cache la lettre ? Le lecteur finira par l’apprendre, plus ou moins, et il verra en effet plus clair dans la cause de tant d’agitation. Mais est-ce qu’il y gagne en tant que lecteur ? La chose n’est pas certaine. Le livre est fort. Il aurait été plus fort encore si à aucun moment on n’eût su le véritable contenu de la missive. Une fois que ça raconte, l’effet compte plus que la cause. Le récit, c’est un mouvement, non une explication. Un ressort, non une reconstitution. Une conséquence, et le reste s’oublie.