L’hygiène de vie, pour un écrivain, consiste à trouver ce qui l’aide à écrire, à s’y tenir obstinément et à fuir tout le reste : les bons plans, les recettes éprouvées et les modes d’emploi.
Les conseils qu’aurait pu recevoir Proust sont assez aisément imaginables. N’importe qui aujourd’hui ne manquerait pas de les lui donner. Il y a échappé, après la mort de ses parents, grâce à son aisance matérielle et à sa maladie, qui lui ont permis d’écarter les donneurs de leçon et les fâcheux. Ils n’étaient d’ailleurs pas si nombreux qu’on ne pourrait le croire. Proust a eu la chance de naître dans une époque, directement issue du romantisme et de la sacralisation de l’art, où la bourgeoisie était prête à admettre qu’un artiste a ses particularités et ses lubies.
Cette bienveillance a disparu. Personne, de nos jours, à commencer par ses meilleurs amis, ne se gênerait pour suggérer à Proust des conduites raisonnables : ouvrir ses fenêtres, manger et dormir à des heures régulières, faire du sport, ne pas boire trop de café, renoncer aux médicaments, passer son permis de conduire, reprendre des études, donner des coups de téléphone en anglais, exercer un emploi dans une banque ou chez un avoué : l’ABC des obligations sociales, hier comme aujourd’hui. Mais aussi, il aurait été inlassablement poussé à jouir de la vie et à pratiquer quelques divertissements. Impossible de tenir sa ligne, en porte-à-faux du monde, hors de tout contexte, sans un seul allié : et voilà Proust qui séjourne à Porquerolles avec Paul Morand, qui joue à la crapette avec André Gide, qui fait de l’avion de tourisme avec Alfred Agostinelli, qui chasse le lion avec Pierre Benoit.
Encouragé par ces habitudes nouvelles et ces addictions délicieuses, Proust se marie à quarante ans avec une jeune femme de bonne province berrichonne, fait des enfants un peu malingres, d’ailleurs confiés à une gouvernante, et finit par s’installer dans un petit hôtel à Neuilly avec sa maisonnée. Il s’ennuie, il fait un saut en ville pour un oui pour un non.
Il prend une maîtresse, sans passion, surtout pour parler : peut-être Marie de Régnier, que son mari n’occupe guère et qui vient de se faire larguer par Henry Bernstein. Cela fait vingt ans qu’il l’a à l’œil, la reine des Canaques : aussi bien elle qu’une autre, tant qu’à faire. Cela ne l’empêche pas de chiper Raymond Radiguet à Jean Cocteau. L’ambition lui venant, il décide de ne pas mourir en 1922, et, sans prétendre à la longévité, gagne d’un souffle court la fin des années 1930. Au passage, il brûle l’Académie française à Paul Valéry, il assiste même aux séances. Il va mal, mais son frère lui a fait comprendre qu’il s’écoutait trop, et il a fini par le croire. On suppose qu’il prend quelquefois le train pour Zurich, où il se confie à un médecin de l’âme et fait de courts séjours toniques dans une clinique jet set. Il y a un spa au sous-sol.
Tout cela, de bonne foi, ne paraîtrait monstrueux à personne, désormais, puisque tout le monde agit ainsi. On peut simplement supposer qu’une seule de ces vies parallèles aurait en fin de compte été nuisible à l’œuvre. La Recherche du Temps perdu ne comprendrait que deux volumes et s’appellerait Les Colombes poignardées.