Spécialiste de l’essai et auteur d’un ouvrage remarqué sur le sujet (Le temps de l’essai, Belin, 2006), Marielle Macé propose avec Façons de lire, manières d’être (Gallimard, 2011) une belle réflexion sur un sujet qui devrait être au cœur de tout commerce avec la littérature : la lecture.
Les temps ne sont plus où lecture et écriture étaient considérées comme des synonymes, ou au moins comme l’envers et l’endroit de la même réalité (le texte). La lecture est de plus en plus étudiée en elle-même et pour elle-même, indépendamment de l’écriture (les méchantes langues diraient : comme un objet culturel en voie de disparition, car si aujourd’hui tout le monde semble écrire, on a de plus en plus de mal à trouver de grands lecteurs). Toutefois, en dépit des approches très divergentes qui s’opposent aujourd’hui, la grande majorité des théories de la lecture continuent à reproduire l’idée que lire, au fond, consiste surtout à reconstruire le sens global du texte tel qu’il se déploie progressivement à travers l’acte du lecteur. D’où l’importance de la narratologie, d’une part, et d’une certaine phénoménologie à la Iser, d’autre part : dans les deux cas, c’est bien la recomposition d’une totalité provisoirement en morceaux que l’on poursuit, là en transformant la chaîne des événements en récit, ici en remplissant les lacunes, inévitables ou concertées, qui entourent ou accompagnent ce qui se donne noir sur blanc. Indirectement, de telles façons d’aborder la lecture ne font cependant que redire l’ancien dogme de l’assimilation de la lecture à une écriture différée.
Marielle Macé part d’un tout autre point de vue, qui privilégie résolument les singularités de l’acte de lire. Elle s’intéresse par exemple, dans un esprit barthésien, à la corporalité de la lecture (car la position du lecteur importe, tout comme le fait de se trouver par exemple dans un train) ainsi qu’à sa temporalité spécifique (il y a de belles pages sur le lecteur levant les yeux de son livre, geste fondamental que les technologies de la lecture comme récriture du texte passent rigoureusement sous silence).
Un des grands mérites du livre est la confrontation de ses propres hypothèses, qui ont toutes à voir avec l’idée que l’on lit non pas « comme on est » mais pour « devenir tel qu’on se rêve », aux pratiques de lecture de grands écrivains-lecteurs du passé, notamment Sartre et Proust. Mais sa plus belle surprise est peut-être le rôle essentiel qui se donne ici à la poésie. Dans une étude largement consacrée à la question des rapports entre lecture et récit de vie ou lecture et rythme personnel, la poésie fait mieux que garder sa place : elle est ce qui résiste aux tentatives de ramener le texte à un contenu qui représente, d’une façon ou d’une autre, le propre cours de la vie du lecteur, pour y opposer, par ses jeux de rythme mais aussi par sa préférence accordée à la métaphore, des expériences autres, irréductibles aux idées de ligne, de parcours, de projet.
À une époque où tout le monde se targue d’écrire, et où très peu d’écrivains sont encore fiers de ce qu’ils ont lu, l’essai de Marielle Macé nous rappelle utilement que la lecture est une joie, une nécessité existentielle, une dimension capitale de n’importe quelle littérature.