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Du côté des auteurs

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait n’est pas seulement le titre du nouveau film d’Emmanuel Mouret, c’est aussi l’expression qui aurait pu servir de sous-titre à l’étude de Maxime Decout sur nos pratiques de lecture. En effet, personne ne se vante d’être mauvais un lecteur, mais tout le monde l’est, qu’on soit prêt à l’admettre, ne fût-ce que pour soi, ou non. C’est là que se situe une des ambitions de cet éloge qui cesse vite d’être une provocation : non content de retracer l’histoire de la mauvaise lecture et de présenter une taxinomie des mauvaises lectures, Maxime Decout se donne d’abord pour but de nous faire admettre que nous sommes tous coupables, puis de ne plus avoir honte de nos erreurs, enfin de nous apprendre à devenir de plus mauvais lecteurs, pour le plus grand bénéfice de nous-mêmes comme de la littérature tout court.

La culture, l’enseignement, les discours légitimes sur la lecture, qui ont tous commencé par nous mettre en garde contre les mauvais lecteurs, n’ont que tardivement dégagé le profil du bon lecteur. Celui-ci se positionne comme un lecteur à la fois compétent (il est à la hauteur de ce qui est proposé par le texte) et coopérant (il cherche vraiment à comprendre le sens que le texte cherche à lui communiquer et rien d’autre). À tel lecteur idéal ou modèle, l’institution littéraire oppose dès le début le mauvais lecteur, qui pèche par deux défauts, du reste bien compatibles : soit un trop d’affect (ce sont les lecteurs qui tel don Quichotte deviennent fous à force de s’identifier à ce qu’ils lisent), soit un excès d’intellect (à l’instar de Bouvard et Pécuchet ils sombrent dans la folie en raison d’un désir irrépressible et insatiable de vouloir tout comprendre). Cela dit, la bonne lecture n’est souvent pas possible sans un minimum d’empathie, sans quoi le texte se réduit à un objet mort, ni sans une bonne dose d’engagement intellectuel, faute de quoi il génère seulement des interprétations superficielles. Or dès qu’empathie et engagement s’en mêlent, la bonne lecture court tout de suite le risque de dégénérer en mauvaise lecture. Ni l’érudition, ni l’émotion ne servent de garde-fou protégeant la bonne lecture de la mauvaise, comme Maxime Decout le démontre amplement à l’aide d’exemples toujours bien choisis et fort bien analysés (on a toujours plaisir à retrouver Cinéma de Tanguy Viel, La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters ou encore Feu pâle de Vladimir Nabokov).

Toutefois, l’inverse de ce mécanisme est tout aussi vrai, et c’est ici que l’affaire se corse. Car la manie de l’intellect comme la surenchère de l’affect ne sont pas simples synonymes de mauvaise lecture non plus. De grands textes, dont l’intrigue se fonde sur le thème du mauvais lecteur, sont basés sur la haine, le dépit, l’ignorance, l’aveuglement volontaire, la manie interprétative, l’étroitesse d’esprit, la mauvaise foi, le sens de la mystification et tout ce que le bon lecteur est censé combattre ou refouler. Pour Maxime Decout, ces glissements et, de manière plus générale, le rôle de plus en plus positif donné au mauvais lecteur dès le 20esiècle, s’expliquent sans trop de problème. La mauvaise lecture n’est pas qu’une aberration, même si elle peut l’être, bien entendu, mais fait partie des pratiques de lecture ordinaires. Nous lisons mal, non par paresse ou par mauvaise volonté, mais parce que nos désirs nous emportent et que nous ne voulons plus du dressage pédagogique et institutionnel qui nous force à lire dans le sens supposé bon. De plus, il est manifeste que les réflexes dits mauvais ne font  guère obstacle à la production de grande littérature (et l’auteur de commenter en détail les écrits des plus grands : Flaubert, James, Proust, entre autres).

D’où l’encouragement donné à quiconque accompagne l’auteur dans ce qui est autant une histoire littéraire, car le mauvais lecteur est une notion qui se transforme au cours des âges, qu’un manuel d’écriture. L’ouvrage très didactique de Maxime Decout se présente comme un manuel, une instruction programmée, un mode d’emploi de la mauvaise lecture. Au lecteur de ces pages de devenir de qu’il est, à savoir un mauvais lecteur, et plus encore un mauvais lecteur qui ose aller jusqu’au bout et de donner une forme concrète à ses désirs, que ce soit, forme discrète, à se livrer à toutes sortes de lectures non canoniques, soit, forme radicale mais aboutissement logique de cet ouvrage, à toucher au texte et à le récrire à sa guise.

Répétons-le : la mauvaise lecture n’est ni paresseuse, ni indigente, ni simplement fausse, elle résulte d’un grand amour (ou d’une grande haine) du texte et elle implique du travail, beaucoup, voire énormément de travail. Elle n’est pas non plus une affaire de mauvais livres : ce serait penser que la mauvaise lecture n’est rien d’autre que le résultat mécanique d’un choix erroné (par exemple d’un livre sans intérêt ou d’un texte interdit, car jugé dangereux), ce que les exemples de Maxime Decout contredisent avec éclat. Enfin, elle n’est pas une question de genre. Le mauvais lecteur n’est pas, comme on l’a dit trop souvent, une mauvaise lectrice, cette victime en même temps trop empathique (Mme Bovary) et pas assez intelligente (encore Mme Bovary) pour accéder au statut de bon lecteur. Maxime Decout a le bon sens de ne pas porter son enquête sur cette catégorie de stéréotypes, ce qui ne donne que plus de force à la portée générale de ses analyses comme de ses recommandations.

 

Jan Baetens

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