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Blog Mon bout de monde (2013)

Cela ne fait aucun bruit, on pourrait dire, la reconstruction journalière de la providence. Au cœur du raffut, comme un bateau qui traverserait sans dommage la tempête, l’œuvre de Morandi d’emblée questionne, avant de fasciner. Qui – et pourquoi ! et comment ! – a peint cela ? Cela qui, lorsqu’on s’y arrête, comme ce fut le cas une première fois à Bologne, dans le musée qui porte son nom, et aujourd’hui, à nouveau, à Bruxelles, dans l’exposition que lui consacre le Palais des Beaux-Arts, cela qui, par l’acceptation sereine – enfin, on ne sait pas ce que cache un calme si grand, on suspecterait plutôt que seul l’effroi pourrait être l’auteur d’un ordre si millimétré –, du moins le patient travail de pacification avec le quotidien, et surtout de pacification avec l’inexorable mouvement du quotidien, avec l’impossibilité d’arrêter, sinon de ralentir, son avancée, ne peut que déconcerter tout en laissant rêveur. Car quelle force, se dit-on, avait-il fallu pour freiner à ce point le rythme des jours, atténuer la fureur du monde, pendant une aussi longue durée que fut celle de la production picturale de Giorgio Morandi, sans plier, pour pouvoir scruter comme il l’avait fait l’intensité des choses immobiles, de son regard sur elles, de leurs infinies variations dans l’apparente répétition du même. Et tout de suite, il fallait dire encore, que rien de symboliste ne sous-tendait la démarche de Morandi (l’on était bien sûr enclin à confondre ces regroupements un peu forcés d’objets – comme on pouvait en voir avant un grand nettoyage ou un déménagement – se tenant sagement au centre de la toile dans un mélange de fierté et d’hébétude, avec des portraits de famille hyper-léchés, mais mieux valait se garder d’envisager ce genre de rapprochement qui risquait d’entraîner le regard dans un psychologisme réducteur). Rien de métaphysique non plus, même si on pouvait croire, et pas à tort d’ailleurs, que ces objets d’usage courant, bien que parfois on eût quelque mal à en discerner la fonction ou la nature, revenaient d’une autre réalité, oui, qu’ils auraient, peut-être, traversé des dimensions secrètes, été manipulés par des morts, ou des dieux, plongés dans je ne sais quel fleuve imaginaire, et que, maintenant revenus devant nos yeux organiques de mortels, quelque chose irradiait encore à travers eux de ce passage inconnu et teintait l’atmosphère d’une étrange tonalité. Un goût d’arrière-monde, d’enlisement du réel au moment où la lumière décline avant que la nuit tombe. Couleurs passées qui semblaient ancrer dans l’avenir l’image d’une nostalgie. Donc, rien de réaliste, non plus – mais quel était au juste le sens de ce mot si usité, et si imprécis, était-ce de traduire la réalité de ce que l’on voyait, ou de traduire la réalité de la manière dont on voyait, et qu’en était-il dès lors lorsque ce que l’on voyait était le fruit, comme c’était le cas dans les œuvres de Morandi, non pas de la photographie d’une réalité prise sur le vif, mais de son orchestration, aussi infime fût-elle, d’une réalité soigneusement rangée par l’artiste. D’une toile l’autre, l’on souriait du déplacement de tel objet ou de l’apparition de tel autre, un peu comme si l’artiste n’avait pas arrêté de bouleverser l’ordre des planètes afin d’éprouver le meilleur agencement de la galaxie – le moment où l’effroi serait moindre. Mais puisque nous avions décrété qu’il ne fallait lire là aucun symbolisme, nous n’y verrons qu’un jeu formel de permutations combinatoires. Même si nous ne pouvions nier que ces formes, aussi impersonnelles fussent-elles, étaient nées avant tout du tâtonnement des mains. Que restait-il alors de ce qui pourrait expliquer cela, ce geste obstiné de reproduire des vases et des boîtes, des carafes et des bols, des bouteilles et de drôles d’entonnoirs posés sur des cylindres, parfois des coquillages ou des fleurs (ces deux dernières catégories pouvant prétendre aisément au statut de matière sans vie, puisqu’elles étaient délibérément coupées de leur milieu naturel pour n’être plus observées que dans une fonction décorative, encore que l’on ne pouvait s’empêcher de soupçonner les vases de lentement dévorer leur contenu et les coquillages de se taire), sinon que la simple volonté de montrer des objets en tant qu’objets. Et déjà il faudrait nuancer cette hypothèse en évoquant l’environnement étrange et inquiétant, quasi-surnaturel, dans lequel baignaient ces objets comme des humains qui se seraient soudainement retrouvés sur une autre planète dans un état de totale sidération, – mais assez d’analogie comme cela. Le lien ténu qu’offraient les yeux ouverts sur ce petit coin du monde où le peintre fabriquait journellement sa survie devrait suffire pour justifier l’œuvre et sa laborieuse composition. Pourtant là encore subsistait un doute lorsqu’on pensait à l’autoportrait (presque) sans yeux de ses débuts, que rappelleraient les façades sans fenêtres des quelques maisons hantant ses paysages. Un rendez-vous d’aveugles en quelque sorte, comme il y avait des dialogues de sourds, qui, également privés de leurs autres sens, n’auraient pas d’autres choix pour tenter d’exister que d’essayer de voir quand même malgré leur infirmité, de trouver un refuge quelque part, n’importe où, dans n’importe quelle forme se distinguant de l’obscurité, comme on laisserait en suspens l’espoir au bout d’une route dont on ignorerait la destination. Le phénomène ne peut se défaire de la substance dont il s’est extrait, qu’il doit réintégrer. Et chaque jour, avec le matin se lever, renouveler la tentative de saisir l’être au monde, déclinée de manière anamorphique, comme si à travers l’exploration répétée et variée des structures l’on parviendrait à sentir son essence, l’on atteindrait enfin à quelque chose – l’origine des paysages par exemple, son fond sableux, une pauvreté lumineuse. Ce qui est là ne tiendrait plus que par la fragilité d’être là. Derrière le statisme des objets rassemblés, mobilisés, au centre de la toile, en une sorte de coudoiement involontaire, on devinerait un état d’alerte : la solitude en éveil, interpellée par/interpellant des vibrations indéchiffrables. Et l’on reviendrait toujours au questionnement premier, qui peu à peu se serait formalisé en une question : à quoi rime le regard butant ainsi contre la cloison impénétrable de la vue ? À rien d’autre que de retenir dans le champ du vivant ce qui est voué à disparaître, que de célébrer sa présence furtive. Mais pourquoi chercher, et chercher encore, à percer l’intention du peintre, à comprendre ce qu’il a cherché à faire, – l’avait-il jamais su, lui ?

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