Comment distinguer la critique littéraire quand elle est vraiment bonne? Le signe qui, souvent, en dit long, est le suivant: la capacité de parler, indistinctement mais sans perte de qualité, du roman comme de la poésie. Facile à faire? Hélas non: beaucoup de ceux qui commentent admirablement le roman, ne savent pas quoi dire sur la poésie, et de nombreux critiques de poésie (on sait qu’il y a peu de lecteurs de poésie, mais les critiques ne manquent pas) ont une fâcheuse tendance à se confiner à elle, comme si le reste de la littérature n’avait pas d’importance.
Or, que l’on aborde le roman ou la poésie, c’est en tout premier lieu de littérature qu’il s’agit et il faut regretter l’époque, aujourd’hui bien lointaine, où les écrivains pratiquaient librement et simultanément les deux, passant du roman à la poésie (ou à d’autres genres bien entendu, y compris les genres non fictionnels) en fonction d’exigences propres au texte. Si, aujourd’hui, on a du mal à parler de la poésie, c’est parce qu’on l’isole de l’ensemble plus vaste de la littérature. À force d’insister sur le caractère exceptionnel de la poésie (“littérature de littérature”, “laboratoire”, “littérature pour écrivains”, etc.), on ne fait que l’asphyxier. Ce dont on a besoin, ce n’est pas de nouvelles études sur la poésie, mais d’études sur la poésie comme partie de la littérature, non comme littérature à part.
Un exemple? Le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, que je lis avec autant de plaisir que les lectrices d’Elle (le livre obtint en 2005 leur grand prix). Plaisir du reste bien coupable, car visiblement Dantzig et moi n’avons pas les mêmes préjugés (il préfère le talent à la théorie, il ignore souverainement le Nouveau Roman, il n’y a pas dans ce livre de 1140 pages d’entrée Roland Barthes alors qu’il y en a un, fort critique admettons-le, sur Maurice Barrès, etc.). Et pourtant je m’émerveille à n’importe quelle page, car Dantzig écrit sur la poésie comme je rêverais de le faire moi aussi si je m’en sentais capable (quod non).
La façon dantziguienne est en même temps technique et convivial. Il se réjouit de voir qu’une speakerine de TF1 annonce un film sur l’Orient-Express en citant Barnabooth, il discute les audaces de la ponctuation trop rigide ou trop capricieuse chez tel ou tel, il mélange gaiement les vies et les œuvres, la microscopie et le potin, et toujours la prose et la poésie, d’où, pense-t-on, la délicieuse surreprésentation des auteurs qui mélangent les pinceaux pour se faire tantôt poètes et tantôt prosateurs (la “poésie en prose” ou le “roman du poète” étant bien entendu les pseudo-réponses aux vraies questions de la littérature). D’accord, Claude Simon n’est pas dans le Dictionnaire, c’est impardonnable. Mais il y a Larbaud, et encore Larbaud, et c’est rassurant, car avec lui c’est toujours la littérature qui gagne (avec Simon aussi, mais il y a aussi le plaisir des préjugés).