Trop peu de lecteurs francophones connaissent le travail de Marjorie Perloff, spécialiste de la poésie d’avant-garde et porte-parole infatigable de toutes les innovations poétiques du 20e siècle aux Etats-Unis et ailleurs. Malgré le statut classique de plusieurs de ses ouvrages, aussi connues dans le domaine anglo-saxon que des textes comme Le degré zéro de l’écriture ou Figures III en France, Perloff est loin d’avoir dans les débats français le statut qui devrait être le sien. Cette absence est d’autant plus regrettable que Perloff connaît très bien la littérature française, qu’elle continue du reste à suivre de très près.
Son récent livre, Unoriginal Genius (Chicago University Press, 2010), apporte une réflexion passionnante sur les évolutions de la poésie contemporaine après les écritures iconoclastes des années 70 (représentées dans littérature américaine par les auteurs du groupe « Language », réputés pour leur refus du langage comme outil de communication et leur désir d’explorer la dimension purement matérielle du langage). Passant en revue les tendances récentes de la poésie, en américain mais aussi en d’autres langues (dont le français), Perloff note l’émergence d’une série de démarches rétives aux concepts traditionnels d’originalité et de distinction individuelle à tout prix qui semblent avoir caractérisé la poésie d’avant-garde du 20e siècle. Les trois grands courants qu’elle met en avant – l’écriture par collage-montage, l’écriture sous contrainte, l’écriture « exophonique » (c’est-à-dire la littérature qui passe par une langue qui n’est pas la langue maternelle de l’auteur) – ne recherchent jamais en tout premier lieu à être totalement inédits ou absolument individuels : la parole poétique procède par citations et réappropriations, elle s’appuie sur d’autres textes qu’elle transforme, et la voix de l’auteur devient impersonnelle ou collective.
À partir de ces observations –et le panorama qu’établit Perloff est parmi les plus complets et les mieux informés que l’on puisse s’imaginer–, Unoriginal Genius défend une double thèse. D’abord Perloff démontre que le rejet du mythe de l’originalité n’est pas un retour en arrière, mais un dépassement, un retour en avant si l’on veut : ce n’est pas parce qu’on accepte d’utiliser de nouveau un langage apparemment connu que la parole poétique renoncerait aux défis et aux sollicitations du renouveau et de l’invention : on écrit peut-être (un peu) plus comme avant, mais on écrit surtout autrement. Ce renouveau paradoxal, qui recule pour mieux sauter, n’a rien à voir avec le mouvement postmoderniste qui sert parfois à qualifier tout ce qui se fait depuis une bonne trentaine d’années. Pour Perloff, les écritures poétiques d’aujourd’hui (qu’elle nomme « conceptuelles », selon une terminologie qui est en train de s’établir aux Etats-Unis) prolongent et creusent la grande aventure de l’avant-garde, que l’auteur refuse de limiter à un moment unique et isolé du 20 siècle (la période allant du futurisme au surréalisme, en passant par Dada, pour parler très vite). Ensuite, l’auteur propose aussi une relecture tout à fait passionnante de certains grands classiques modernes, où elle met au jour certaines tendances typiques des poésies contemporaines. Son exemple privilégié est Benjamin, plus exactement le manuscrit de son travail sur les passages, mais comme toujours chez Perloff la lecture de tel texte ou de tel auteur multiplie les ouvertures sur d’autres œuvres et d’autres traditions.
La force de Perloff, qui comme beaucoup d’auteurs américains s’avère capable de toucher à la fois à un public de spécialistes et à un public plus large, tient à deux qualités exceptionnelles : d’une part, la capacité de faire vivre les poèmes, par des lectures très fines où l’érudition devient source de joie ; d’autre part, l’aptitude à rendre sensibles les enjeux des textes, exemplairement inscrits dans l’histoire de la littérature qui fait vivre au lecteur les problèmes et les solutions de l’auteur au moment même de l’écriture.