Typique, jusqu’à la dictature, de la culture contemporaine, le tournant visuel pousse l’écrivain à franchir la limite des arts du temps et les arts de l’espace. La littérature moderne combine autant que possible le texte et l’image, jusqu’à transformer le texte lui-même en image. Le romancier se fait photographe, le poète pense la page comme un tableau à remplir de mots.
Cette voie, pourtant, n’est pas la seule, et on se plaît à rêver de nouvelles formes d’écriture qui, sans refuser l’influence ou l’imprégnation des arts visuels, acceptent tranquillement les limites aussi bien que les défis de leur propre matérialité.
C’est dire que les écrivains ont peut-être tort de se plaindre du retard de la littérature par rapport aux arts visuels, plus en avance sur le texte, croit-on, parce que plus détachées des contraintes de la représentation. La jalousie littéraire de l’abstraction, si facile et si plaisante à obtenir en peinture, si ardue dans le texte littéraire, n’a pas lieu d’être. Au lieu de vouloir singer l’évitement de la figure et du récit (projet certes valable en soi, mais vite lassant), les écrivains, et les poètes en premier lieu, devraient se réconcilier avec la complexité de leur matériau (les mots, les phrases, non le seul son ou la seule forme visuelle des mots et des phrases) et tirer des leçons toutes différentes de ce qui se fait du côté de l’image.
Comme le suggère un très beau texte de Jean-François Chevrier sur Sophie Taeuber (repris dans La trame et le hasard, éd. L’Arachnéen, 2010), l’abstraction peut et doit aussi se lire comme “attitude”, et non pas seulement comme “forme”. Le refus de la figuration est aussi refus du pathos, de grandiloquence, des effets de manche. L’abstraction suppose un esprit de sobriété, de sérénité, de simplicité ou encore de légèreté, de précision, d’utilité. Pour le poète, cet enseignement est précieux et l’incite à rejeter la réduction du complexe au compliqué, l’encourage à oser faire simple dans l’espoir de faire mieux. L’écrivain abstrait n’est pas nécessairement celui qui met en crise la représentation, mais qui aborde le sens de manière plus ciblée, sans graisse, qui se sert des mots sans abuser de leurs effets.
Entre parenthèses, dans ce contexte, celui de Taeuber, on voit apparaître des mots comme “beauté”, “perfection”, “joie”, que l’on n’a plus tellement l’habitude de lire dans les discours sur la littérature contemporaine, où ces termes prennent vite des connotations proches du kitsch. Si tel est vraiment le cas, il est sans doute grand temps de repenser un peu le kitsch contemporain.