Si une vie réussie se mesure au succès, à l’argent, à la considération, je me suis raté avec un esprit de décision qui m’honore.
La merveille d’une vie ratée commence dans le froid et la nuit. Elle est faite d’amours enfuies, de luttes perdues, d’espoirs abandonnés, qui s’étalent devant moi, sans durée précise, aussi désirables qu’au premier jour, aussi riches en promesses de bonheur.
Je regarde mes trésors invisibles de tous mes yeux.
Le sentiment du paradis, des fleurs précieuses et des buissons ardents de l’enfance, concentrés sur quelques jours par an, à Noël, dans un château des Ardennes. Et ce paradis préservé du malheur, malgré le harcèlement d’une famille destructrice et aveugle.
La découverte de l’immortalité, grâce à la lecture. La découverte de la poésie, par la grâce d’un rayon de soleil venu se déchirer et s’ouvrir sur le prisme d’un porte-couteau en verre taillé.
A 18 ans à Biarritz, une jeune baigneuse que je croisais parfois sous la douche a déclaré que j’étais mignon et s’est mise à lécher mon cou avec sa langue. Apprendre que j’étais le fils du roi du Siam ne m’aurait pas plus stupéfait.
Une passion folle, déchirante, à 21 ans : le feu et l’horreur mêlés au sentiment d’apesanteur.
La décision, à 25 ans, d’être toujours aussi libre que ma situation matérielle le permettrait. De n’être jamais arrêté par des peurs d’ordre psychologique ou moral. De n’avoir jamais d’autres devoirs que ceux proposés par le plaisir et par l’amour.
L’abandon de mes emplois, du jour au lendemain, chaque fois que leur exercice devenait la chose la plus nécessaire et la plus accaparante de mes journées. N’occuper un emploi salarié qu’en dilettante a été ma forme d’ascèse la plus accomplie.
La résurrection, à 39 ans, après un mois de vie végétative due à une méningite foudroyante, longue dérive traversée d’éclairs de lucidité anxieuse, et peu à peu, de bouffées de plaisir due à l’oxygène et à la beauté des infirmières serrées dans leur blouse étroite.
Le bonheur de dire oui, le jour où ma femme et moi avons décidé de garder notre enfant, et nous avons su qu’il y en aurait d’autres, et qu’ils nous tireraient vers l’azur, même quand nous n’aurions pas la force d’y aller.
Et la ronde ne s’arrête pas au passé. La transparence s’accroit avec la proximité. Elle est là, à la toucher, la splendeur : ma vie présente. Ratée, mais intacte, infatigable, et tournée vers l’avenir.
J’ai toujours reçu autant que j’ai donné. Les vases communicants du bonheur ont des circuits compliqués. On ne suit pas toujours très bien le mouvement des échanges, on croit qu’on donne beaucoup et qu’on reçoit peu, ou rien, mais à la fin de la semaine, quand on rentre chez soi, après les folies du travail et du plaisir, on s’aperçoit que la vie ne vous a rien volé. Et bien qu’on ait tout payé au prix fort, il vous reste même, dans la main, un peu d’or excédentaire…