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Du côté des auteurs

Un homme au singulier (1962), avec lequel la récente adaptation cinématographique de Tom Ford prend (ici, hélas) les libertés d’usage, est considéré par beaucoup comme le chef-d’œuvre de Christopher Isherwood (1902-1986). Je souscris volontiers à ce jugement, mais ce qui retiendra ici mon attention est la date de parution du livre, vers le soixantième anniversaire de son auteur.

Les rapports entre âge biologique et créativité ne sont ni anodins, ni immuables. Il va sans dire qu’il existe un lien entre les deux, mais comme toute chose ayant trait à la culture l’interprétation de ce rapport varie « selon le contexte », comme on le dit un peu vite, surtout quand on préfère ne pas s’interroger sur le culte du jeunisme à un moment de vieillissement exceptionnel du public lisant.

Le roman d’Isherwood, en fait A Single Man, titre qui renvoie aussi à l’état civil du protagoniste dans une société d’avant le mariage pour tous, fut donc écrit à un âge que la doxa contemporaine qualifierait volontiers de peu propice à la véritable création. Qui s’approche de la soixantaine n’est plus censé avoir les ressources nécessaires à la production d’œuvres vraiment nouvelles ou originales. Dans le meilleur des cas, on arrive encore à maintenir son niveau ; la plupart du temps on ne fait plus que se répéter ; exceptionnellement, on a l’intelligence de se taire.

Isherwood inflige un beau démenti à ce stéréotype moderne, que contredit aussi l’histoire littéraire, pour peu qu’on l’interroge dans la perspective de l’âge (il serait fascinant de récrire cette histoire en faisant ressortir ce paramètre : sait-on, sauf pour les textes des génies précoces, à quel âge ils furent rédigés ? sait-on depuis quand l’auteur avait commencé à publier ? sait-on si son parcours est similaire ou non aux auteurs nés vers la même année ?). Toutefois, pour faire vaciller le lieu commun moderne du jeunisme, il ne suffit pas d’établir le catalogue d’œuvres importantes écrites par des « vieux » (et inutile de rappeler que de nos jours la vieillesse commence beaucoup plus tôt qu’il y a cent ans). Encore et surtout convient-il de mettre un terme à l’idée naïve que la notion d’âge serait quelque chose d’homogène qui obéit au clivage mécanique « jeune » versus « vieux ». Il faut au contraire explorer le caractère multiple, ambigu et ambivalent, constamment autre de ce critère. Car il est des titres et des auteurs qui s’adressent à une seule tranche d’âge, tandis que d’autres visent indistinctement des publics très divers. Il serait absurde de ne pas en tenir compte : ne faisons pas croire à des lecteurs expérimentés que leurs livres préférés sont sans valeur parce qu’ils ne plaisent pas aux lycéens (c’est ce qu’on fait croire aux lycéens, pourtant) ; inversement, arrêtons d’imposer aux lecteurs débutants des textes dont l’auteur ne songeait nullement à faire apprécier par des jeunes (c’est pourtant ce qui se fait encore dans les lycées, sans doute sous l’injonction de « pédagogues » plus soucieux de pédagogie que de littérature).

De la même façon, il faut accepter aussi que les textes ne vieillissent pas seulement à cause des goûts changeants de l’époque, mais aussi à cause de l’évolution des lecteurs (et bien sûr on pourrait en dire autant du phénomène inverse de la redécouverte). Les textes ne sont pas seulement des chefs-d’œuvre à tel ou tel moment de l’histoire littéraire, mais aussi à tel ou tel moment de la trajectoire personnelle des lecteurs : on a le droit de penser (et de dire) que Proust laisse indifférent, à condition de l’avoir lu d’abord, évidemment, ou d’afficher haut et fort son amour de tel écrivain ou texte « mineur », à condition de ne jamais oublier le caractère subjectif de cette appréciation.

Corollairement, comment perdre de vue que les restrictions d’âge et la limite de validité des produits littéraires ne sont rien d’autre que des fictions : non, Proust n’est pas un auteur qu’il faut avoir lu avant la quarantaine ; non, Chateaubriand ou Pascal ne sont pas des auteurs qui ne peuvent être goûtés que par des lecteurs qui n’attendent plus rien de la vie ; non, on n’est jamais trop jeune ou trop vieux pour se perdre dans un vrai livre.

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