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Du côté des auteurs

Travaillant comme psychologue dans un centre de soin des addictions, les occasions ne m’ont pas manqué d’entendre des gens qui avaient eu affaire avec la Justice. Certains avaient passé en prison des années, voire l’essentiel de leur vie, d’autres portaient un bracelet électronique, certains étaient tenus de venir par une obligation de soin. La plupart étaient dégoûtés des humains, à commencer par eux-mêmes. Dans les mondes qu’ils avaient traversés, tous les coups étaient permis, leurs liens peu à peu s’étaient délités – par tous, quelquefois, ils s’étaient vus trahis. Ils ne croyaient plus à rien, n’avaient plus de désirs, et moins encore d’avenir. Le jour de la libération avait souvent été plus angoissant encore que l’incarcération, pour ceux qui étaient passés par là. Certains avaient déjà essayé de se supprimer, d’autres se demandaient pourquoi continuer à vivre.

Et moi qui étais en face d’eux, avec mes pauvres mots, que pouvais-je leur répondre ? Que ce qu’ils avaient vu du monde ne pouvait être généralisé, que leur vie n’était pas finie, que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir ? Ils ne m’auraient même pas entendue, et au départ n’avaient pas plus confiance en moi qu’en quiconque. Tout ce que j’aurais pu leur dire des « raisons » qu’ils auraient de vivre serait tombé à plat, à leurs yeux les arguments, souvent, avaient l’air d’arguties. « La rose est sans pourquoi » disait un sage d’antan (Angélus Silésius). Ou un autre, d’aujourd’hui : « un vivant n’a besoin que de vivre » (Michel Henry ). C’était de cela qu’il s’agissait, de la saveur de vivre, qui pour eux s’était perdue. Alors tout ce qu’il me restait à faire, c’était de me faire chien, ou âne, ou oiseau. Ce dont ils avaient besoin, c’était de quelque chose comme du regard, de la douceur d’un chien, qui aurait su les reconnaître, les respecter, là où ils s’étaient sentis humiliés, traités, précisément, comme des chiens. En général, ça marchait, et ils devinaient qu’en face d’eux, en celle qui faisait semblant de parler, pour faire humain, en réalité il y avait un chien, un âne, un oiseau. Mais avec ceux qui étaient complètement désespérés, j’aurais tellement eu envie, parfois, d’avoir auprès de moi, pour m’aider, un animal qui eût été encore plus animal que moi, plus habile, plus silencieux, et aurait su se glisser dans les failles les plus secrètes auxquelles ne peuvent accéder les humains.

Il y a quinze ans, dans la cellule de Nathalie Ménigon, incarcérée depuis tant d’années, un chaton avait réussi à s’immiscer, et elle s’était attachée à lui. Puis on le lui avait enlevé. Elle avait alors écrit une lettre ouverte à la Ministre de la Justice de l’époque, pour tenter d’expliquer tout ce que cette présence lui avait apporté. Ce dont elle ne cessait de parler, c’était de lien. Se lier à un être lorsqu’on est dans un tel état de révolte, de colère, de tristesse, qu’on ne peut plus se lier aux humains. Un être en qui on pourra avoir confiance, parce que lui ne risquera pas de nous mentir, de nous abandonner – comme dès l’enfance, souvent, ont été délaissés ceux qui finissent par rendre la pareille, et rompre avec la société. Un être qu’on ne craindra pas de toucher, de caresser même, là où il n’y a plus de contact, là où la tendresse on ne sait plus ce que ça peut vouloir dire.

Je me souviens de ce jeune homme, qui après trois ans de prison, se retrouva à la rue. Il erra, seul, puis dans une poubelle trouva une portée de chiots, à moitié morts. Il réussit à en sauver un, et depuis, ne le quittait plus. La laisse qui les liait avait pris l’air d’un cordon ombilical. En tant que psy, il se méfiait de moi plus encore que d’une autre, et pendant des années refusa de me parler. Aussi, quand je le rencontrais, je parlais à son chien. Et comme celui-là m’accordait sa confiance, visiblement, et me faisait la fête, peu à peu son propriétaire aussi se laissa apprivoiser, et un jour vint me confier toute sa haine de l’humanité. « Qui étaient-ils, ces humains, interrogeait-il, pour s’arroger le droit d’asservir ou de tuer les autres animaux – qui en plus étaient là avant eux ? » Ces humains, il aurait souhaité que des lions, énormes, viennent les écraser – et tant pis si lui-même devait y passer. En attendant, tout ce dont il rêvait était de se retirer dans une brousse où il ne pourrait plus croiser que des animaux. Sans son chien, me dit-il, depuis longtemps il aurait cessé de vivre. Et cette phrase, combien de fois ne l’ai-je pas entendue.

Et de même que ce chien, finalement, l’avait conduit à me parler, bien sûr on peut espérer que ses pareils, en se liant à des animaux, dans un second temps se rouvrent aussi aux humains. Quand par ces relations animalières ils se seront suffisamment réparés. Quand l’animal aura été pour eux à la fois la mère, le frère, l’ami ou l’amoureuse qu’ils n’ont pas eus, qui veillent sur eux, et ne les lâchent pas. Quand mieux que toute présence humaine, un rat, un lapin ou un chat, se sera fait comblant sans devenir intrusif. Et aura répondu à leur besoin affectif incommensurable, incomblable par un humain – proprement inhumain. Avec ce perroquet, ce chien ils pourront se remettre à croire à l’éventualité de l’amour, et même d’un amour désintéressé. Ceux qui ne s’intéressent plus à eux-mêmes, se surprendront à se soucier d’un autre, à faire pour lui ce qu’ils ne feraient pas pour eux. À respecter des règles, des contraintes, là où les lois humaines leur paraissent tellement arbitraires, injustes ou absurdes. Ils se surprendront à devenir patients, à ressentir et à donner une douceur qui jusque-là leur était inconnue. Avec cet animal, enfin, ils lâcheront les armes, et pour la première fois, pourront s’abandonner dans le meilleur sens du terme.

On peut même espérer qu’ils retrouvent une douceur de vivre. J’entends encore cet homme qui avait été accro à tout, héroïne, coke, alcool, et qui avait payé de telles évasions par une vingtaine d’années en prison. Un jour, je lui demandai s’il avait connu quelque chose d’aussi fort que ces plaisirs-là : « les chevaux – me répondit-il sans hésiter, ça c’est plus fort que la défonce ». Et cet homme qui doutait tellement d’en être un se grisait au souvenir de cette « puissance entre les jambes », comme il disait, qui subitement faisait de lui un centaure. Parce que l’animal, sans même avoir la puissance d’un cheval, ce peut être aussi celui qui redore le blason. Le détenu qui se sent humilié, le toxicomane qui se voit comme un raté, dans l’animal dont ils s’occupent, soudain, retrouvent l’image de ce qu’ils auraient rêvé d’être – éclatant de santé, de vitalité, de force – et même de générosité. Et à s’occuper de lui, eux qu’on ne cesse de réprimander, eux les éternels assistés, ils pourront à nouveau ressentir quelque chose comme une fierté, ou simplement une dignité.

« Un chat, c’est un poème ambulant », disait le psychiatre Jean Oury. Et lorsqu’à un groupe de parole, j’interrogeai mes patients sur ce qu’était pour eux la poésie, ce fut presque un bestiaire que je vis déferler. Pour l’une, c’étaient des moineaux venant picorer devant sa fenêtre, pour l’autre les traces laissées sur une plage par des tortues venues y pondre, pour un troisième des fauves côtoyant pacifiquement des antilopes le temps de se désaltérer. Comme si les animaux rendaient l’accès à quelque paradis perdu, où les différents règnes, et même les humains, seraient réconciliés. Ou bien à quelque enfance, qui leur aurait été volée. Avec ces animaux, d’ailleurs, ils se remettent à jouer. Là où ils ne pensaient plus qu’à survivre, soudain revient quelque chose qui ne sert à rien, mais rend à leur vie son sel. À force de jouer, un jour ils se remettent à inventer une histoire, ou bien à peindre un chat, ou à sculpter un chien. La vitalité c’est furieusement contagieux. Et de proche en proche, ils se mettent à imaginer que leur vie aussi, après tout, pourrait être différente. Ils se remettent à rêver d’un jardin pour leur chien, de forêts où ils pourraient se balader avec leurs chevaux, ou même d’une femme qui ressemblerait à leur chat.

Et tout d’un coup c’est là – dans leurs yeux jusque-là éteints, dans leur tête où même libérés ils étaient en prison, dans leur vie où ils ne voyaient plus rien, tout à coup cette flamme est revenue, que les animaux s’acharnent à rendre aux humains, et que ceux-ci appellent, lorsqu’ils s’en souviennent, la liberté.

Dans « Les Racines du ciel », de Romain Gary, un ancien prisonnier de guerre se rappelle ce qui lui a permis de survivre à sa captivité : « C’est un camarade qui avait eu cette idée, après quelques jours de cachot – un mètre dix sur un mètre cinquante – alors qu’il sentait que les murs allaient l’étouffer, il s’est mis à penser aux troupeaux d’éléphants en liberté – et, chaque matin, les Allemands le trouvaient en pleine forme, en train de rigoler : il était devenu increvable. Quand il est sorti de cellule, il nous a donné le filon, et chaque fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l’Afrique. Cela demandait un formidable effort d’imagination, mais c’était un effort qui nous maintenait vivants. Laissés seuls, à moitié crevés, on souriait et, les yeux à moitié fermés, on continuait à regarder nos éléphants qui balayaient tout sur leur passage, que rien ne pouvait retenir ou arrêter ; on entendait presque la terre qui tremblait sous les pas de cette liberté prodigieuse et le vent du large venait emplir nos poumons ».

Mais ça, c’était en temps de guerre. Aujourd’hui, même si l’on ne peut vraiment pas dire que ce soit la paix, des animaux peuvent parfois entrer dans les prisons. Et il n’est pas toujours besoin d’éléphants pour venir à bout de la solitude des hommes – des chiens, des oiseaux, des souris suffisent parfois à s’y atteler.

 

Sandrine Willems vient de publier un essai, Addictions et Reliances, aux Impressions Nouvelles, ainsi qu’un recueil de cinq romans miniatures, Les Petits Dieux, dans la collection Espace Nord.

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