Paterson est un poète du dimanche. Son grand modèle, William Carlos Williams (1883-1963), aussi, tout comme du reste Jim Jarmusch lui-même, qui raconte dans Paterson sa merveilleuse non-histoire. L’écrivain exerce un métier (il est chauffeur de bus), il n’écrit que pour lui-même (et sa femme), il rédige tout à la main, dans un cahier secret (comme le font les petites filles, avant qu’elles ne deviennent grandes), il n’a pas de portable (et quand son bus a un problème « électrique », il ne sait comment résoudre la panne) ; il ne songe même pas à publier (et quand il cèdera aux instances de sa compagne, il en sera durement puni). Bref, Paterson est un anachronisme vivant.
Mais on n’a peut-être pas suffisamment remarqué à quel point sa poésie – en l’occurrence celle de Ron Padgett (° 1942) – est elle aussi une poésie du dimanche, ou du moins risque d’être perçue comme telle. Les textes écrits par Paterson n’ont pas grand-chose à voir avec le recueil homonyme, nettement plus « difficile » (5 volumes, 1946-1958) de Williams, dont il est cité seulement le célèbre et « facile » This is just to say (1934). En revanche, la poésie de Paterson vient tout droit de l’École de New York, notamment de Frank O’Hara (encore un poète du dimanche ! il travaillait au MOMA et rédigeait ses poèmes sur le pouce, pendant les pauses déjeuners).
Cette poésie combine deux choses (j’utilise ce mot à dessein) que la « vraie » poésie, celle de la semaine, dit avoir laissées derrière elle : d’abord l’intérêt, voire l’amour du quotidien ; puis la langue de tous les jours, celle qu’on parle entre amis. À l’un comme à l’autre, on a fait bien des reproches, par exemple de ne pas changer la vie, ou de ne rien faire pour libérer la langue de ses lieux communs, qu’on sait nombreux. Le refus de s’incliner devant ce que la vie et la langue ont souvent d’un peu bête, Jean Paulhan a choisi de l’appeler « terreur », mais en dépit de son plaidoyer pour un rapport moins crispé à l’égard de la « rhétorique » (c’était le nom qu’il donnait à tout ce que la terreur voulait renverser), très peu de poètes, du moins en France, se sont mis à l’école d’O’Hara et ses complices.
Certes, il y avait déjà eu Supervielle, celui de Gravitations (1925), sa naïveté très assumée (on la retrouvera dans Boire à la source, son autobiographie de 1933), son désir de mettre une main fraîche sur le front du lecteur (comme le dit Valery Larbaud), le va-et-vient entre simplicité et fantastique (celui-ci n’ayant pas pour but de dépasser celui-là, mais de le revisiter pour mieux y retourner). C’est peu.
Paterson trouverait-il un éditeur en France – je veux dire : autre qu’un éditeur du dimanche ? Grâce à Jim Jarmusch, il a déjà de nombreux lecteurs. C’est un excellent début.
Jim Jarmusch, serveur*
Un soir, un job, un dîner de clôture.
Quelle importance ? Pourtant je me souviens.
Le salon est art nouveau et dans sa pénombre
Les mains des plantes vont chercher langue
Avec les reflets peints des frondaisons.
Ça grouille sur les tables
Incrustées de demi-déesses
Et de perroquets mythologiques.
Et tandis qu’un pied fouille les signes du zodiaque
Les toiles au mur trompent l’œil le moins naïf.
Le plafond qu’on regarde bouchée bée, imite
Une mosaïque romaine avec oiseau
De très bas plumage avalant
Une couleuvre.
* D’un entretien récent : « Avant de devenir cinéaste, j’ai exercé des tas de métiers, camionneur, poète, serveur, vendeur, musicien de rock. Et si, pour une raison quelconque, je devais me retrouver pompiste dans une station-service, cela n’aurait aucune importance. J’ai cette liberté-là. »
(extrait de Pour une poésie du dimanche de Jan Baetens)