La publication en ligne, et la nécessité de se faire repérer en lecture « aveugle » par les moteurs de recherche, est en train de généraliser l’emploi d’une forme d’accompagnement textuel nouveau : l’abstract, complété par cinq ou six mots clés qui déterminent désormais la vie d’un écrit sur la Toile.
Le cruel manque d’imagination de ces abstracts et mots clés, normalisés d’un bout à l’autre, s’étend maintenant au titre, obligé de plus en plus à parler « tout seul » (une expression non platement descriptive n’est plus acceptable comme titre). Pour parer à cet appauvrissement, les auteurs devraient regarder davantage vers le modèle du livre imprimé, qui tolère, voire suscite, davantage de fantaisie et partant d’intelligence.
Ainsi de l’index, hélas peu entré dans les mœurs françaises (d’habitude tournées vers les prières d’insérer et les quatrième de couverture, alors que les livres anglo-saxons raffolent de beaux index). L’élaboration d’un index est souvent source de grande invention, qui dans le meilleur des cas joint l’utile (l’accès non linéaire, hypertextuel avant la lettre, au contenu d’un volume) à l’agréable (le supplément de plaisir offert au lecteur, qui reçoit ainsi une œuvre seconde à part entière, sous forme purement alphabétique).
Tous feux éteints d’Henry de Montherlant (Gallimard, 1975), une sélection de notes prises dans les dernières années de sa vie, est un livre superbe – féroce, hautain, impitoyable, et d’une liberté qu’éclaire la perspective du suicide – doté d’un index tout à fait hors-série, où éclate à chaque mot un vrai souci d’écriture et de pensée.
Soulignons d’abord les effets de série, qui ne doivent rien au hasard et tout à la composition. Imprimé sur deux colonnes, l’index fait non moins de 14 pages (le texte même, fort aéré, en compte quant à lui à peine 160). L’auteur l’a donc soigneusement rédigé comme une œuvre indépendante, rajoutant des mots, des concepts, des titres, chaque fois que la possibilité d’un rapprochement inattendu ou significatif lui venait à l’esprit. Ainsi de l’entrée « interview », immédiatement suivie de « irréalisme ». L’auteur aurait pu omettre l’un ou l’autre de ces termes, ou utiliser un synonyme comme « entretien » ou « fiction », mais le choix de ces deux mots-là souligne habilement un certain mépris des médias dont les traces ne manquant pas dans le livre.
À cela s’ajoutent les trouvailles des termes complémentaires qui, entre parenthèses, nuancent ou précisent le sens d’une entrée. Si « Henry IV » est dans l’index, par exemple, c’est parce que le texte précise : « (sur billet de banque) ».
Enfin, certaines entrées plus fournies se lisent comme de petits articles, déployant un éventail sémantique qui se distingue du champ lexical du mot tel qu’on pourrait le trouver dans un article de dictionnaire. Par exemple « femmes » (rien que le pluriel est déjà démonstratif !), que Montherlant spécifie par les mentions suivantes : « et leur médecin » ; « dévouement, secours » ; « maladresse » ; « femmes-sphinx » ; « citation de Chaumette » ; « soirée empoisonnée » ; « tabac » ; « haine » ; « et œuvre ». On laisse l’interprétation de cette entrée aux lecteurs de la présente note.
À quand une réinvention numérique de ce type de stratégies, jusqu’ici indissociables du livre ? Cela n’intéressera peut-être pas Google, mais la littérature en ligne aurait tort de s’en détourner.