« Ce que j’ai tenté de suggérer, c’est la double nature ambiguë de Tintin, la façon dont le petit reporter est un être fourchu, et la manière dont il incarne à merveille la raison du système occidental et sa folie. D’une part, Tintin arpente le monde. On a dit et montré mille fois comment les civilisations – disons, exotiques – le passionnaient. On a insisté aussi à quel point il les “respectait” depuis sa rencontre, en 1934, avec Tchang, son ami et conseiller chinois s’agissant du Lotus Bleu. Mais ce décodage des cultures planétaires n’était pas aussi innocent, ni surtout si généreux qu’on le voudrait. Décoder les autres mondes fut, en effet, pour le capitalisme des XIXe et XXe siècles, une façon de les réduire comme codes et mythes actifs et de leur assigner une fonction folklorique ou résiduelle sans aucun danger pour la suprématie de notre société moderne. Tintin ne détruit pas le monde des Arumbayas, du Yéti, ou des Incas, mais il les laisse en quelque sorte désarmés, désoeuvrés en notre esprit. Ah ! Ce n’était donc que ça ! Un gorille sur une île d’Ecosse, un morceau de glace sur la Lune. Le “tout est bien qui finit bien” de Tintin équivaut à la mise à plat des mythes, leur épitaphe. Bien qu’Hergé ait refusé l’aide de la psychanalyse lors de sa crise personnelle de la fin des années 50 et qu’il n’ait pas poussé les enquêtes ethnologiques fort loin (et pas seulement au Congo !), il est extrêmement proche de ces deux disciplines appréciées par nos contemporains.
Psychanalyse, ethnologie et Tintin, même combat : décoder, dans le double sens de décrypter les codes et d’anéantir leurs pouvoirs. Le tout avec la plus extrême bonne conscience du missionnaire. Pourquoi Tintin a-t-il convaincu les éducateurs catholiques (et autres) depuis 1930 ? Parce qu’ils y ont vu une seule axiomatique, un décodage rigoureux de tous les codes et formations sociales que les autres mondes codaient ou surcodaient. Un monothéisme tout neuf, en quelque sorte. Voir Tintin comme limite imposée agréablement à tout ce qui pourrait sembler menacer l’ordre de la répression-refoulement voulu par le capitalisme. Les Soviets seront décodés brutalement, en premier, tout le reste suivra. avec quelques nuances.
Et le versant schizoïde de Tintin ? Comment le connecter à ce qui a toujours paru être sa seule et vraie nature rationnelle et éclairante ? Pour comprendre un tel écart, il faut bien préciser que la schizophrénie (je préfère dire le versant “schizoïde” afin d’échapper à tout contexte clinique et insister sur la puissance de création de ce processus) est une production de désir et de langage qui fait passer des flux (actes, signes) à l’état libre sur le corps du capital considéré comme totalement désocialisé. En quelque sorte, le capitalisme, par sa passion du décodage, n’a cessé de créer de la schizophrénie en son propre sein, mais simultanément s’est évertué à l’inhiber, le réduire, l’interner. Tintin est à plusieurs reprises interné, jeté en asile ou en prison, enterré vif, momifié, pour cette raison ! Il est l’électron libre. Ses incessants voyages, censés servir le capitalisme en tant qu’opérations de décodage de tous les exotes de la planète, apparaît à ce moment comme une tentative d’élargissement des limites de ce même capitalisme. Mais il ne s’agit plus alors pour Tintin de créer un empire des signes d’occident. Tintin-schizo n’arrête pas d’élargir les limites extérieures (l’errance transhistorique schizoïde) et les limites intérieures (la déliaison totale du désir) d’un monde capitaliste qui l’avait envoyé pour toute autre chose ! Rastapopoulos, le capitaliste vendeur de rêves (cinéma et drogues) ne s’y est pas trompé. Ce n’est pas le petit redresseur de torts qu’il tente d’anéantir, mais le fou qui lui échappe ! Tintin-schizo, voilà l’ennemi. Un Tintin qui se délie, se soustrait, s’absente, s’échappe. Un Tintin, qui avec l’aide de ses corps connexes (Haddock et Cie) est bien capable de faire exploser tous les codes afin d’en fabriquer d’autres, imprenables ceux-là comme ceux de Klee, de Beckett et de Thelonious Monk. Tel est Tintin : visé par la loi (les Dupondt l’ont persécuté dès le début, dans Les Cigares du Pharaon) mais rétif à la norme. Il est impossible de coder (ou de décoder) ces innombrables moments où Tintin ne donne à voir et à entendre que sa petite bouille blanche. »