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Blog Réflexions sur l'humanitaire et ses dérives (2013)

On aurait tort de l’oublier : Emmaüs n’est pas une planète isolée, idyllique, aux confins d’une galaxie vertueuse. Bien au contraire. C’est une bulle bien terrestre, bien humaine, qui s’est formée dans l’urgence lors du fameux hiver 54 sous l’impulsion à la fois charitable et rageuse de l’Abbé Pierre, un indigné avant la lettre. Elle était un élan spontané du cœur humain, qu’importe sa religion, en réaction aux infamies dont l’humain lui-même est capable à la moindre opportunité. Emmaüs était une éruption de l’âme et de l’esprit, un projet spirituel et pragmatique, une « insurrection de la Bonté », comme on le disait à l’époque, dans un monde qui se reconstruisait sans se soucier, comme toujours, des plus vulnérables qu’il abandonnait à la mort sur les trottoirs glacés.

Le cri de l’Abbé Pierre, en ce 1er février 1954, ranima chez les gens une petite lumière endormie qui s’appelle « la conscience », la conscience que tous les êtres sans exception, même les plus miséreux, même les plus en souffrance, sont des humains comme tous les autres, et qu’ils ont eux aussi le droit de vivre avec un minimum de dignité et de ressources sur cette terre qui appartient à tous. C’est ce cri entendu, ce réveil de la conscience collective, qui scella la naissance d’Emmaüs.

Que reste-t-il de tout ça aujourd’hui ? Rien, ou presque.

Il nous reste des chiffres, des chiffres trafiqués, manipulés pour gagner plus, plus vite, et sur tous les tableaux. Il nous reste des mensonges, c’est-à-dire des discours officiels aux antipodes des réalités vécues par les Compagnons et par des bénévoles lucides et dégoûtés.

Il nous reste une nébuleuse d’associations en millefeuille sous licence « Abbé Pierre », des associations autonomes plus ou moins sectaires dirigées par des baronets locaux à l’humanisme hautement discutable, dictant leur loi comme bon leur semble, et entourés de conseils d’administration fantoches où se presse toute une faune de notables et de pharmaciens, d’assistants sociaux, de salariés laborieux, de bobos et de petits patrons, de jeunes loups « innovants », de politiciens de sous-préfecture et autres obligés profitant de mille avantages liés au clientélisme.

Il nous reste des donateurs, particuliers et institutionnels, qui ont tout intérêt à ce que rien ne change, soit par fidélité aveugle en l’abbé Pierre, soit par cupidité inavouable.

Pensez donc, les œuvres caritatives ont la cote en ces heures « bien pensantes » où chaque niche fiscale est précieuse, sans parler de la « bonne image » publicitaire associée à cette aide pour les pauvres, à ce grand et beau « combat contre la misère » !

Mais il nous reste surtout des scandales, des scandales au quotidien que les plus hautes instances cherchent encore et toujours à étouffer, comme Martin Hirsch le fit lui-même en 2005, le 12 décembre, en validant un audit bâclé mais significatif, de la très symptomatique communauté de Pau-Lescar dirigée par Germain Sarhy, préférant laver leur linge sale en famille, et mieux encore : le faire disparaître à jamais.

Il nous reste des affaires ignobles, qui se multiplient chaque jour comme des petits pains aux quatre coins de l’hexagone (1), mais aussi en Afrique, au Moyen-orient et bien sûr en Asie, dans toutes les zones pauvres où Emmaüs implante des filiales privées avec une main d’œuvre bon marché et encore plus corvéable, encore plus rentable que celle des « pauvres aidés » et exploités de France.

Les témoignages accablants, bouleversants, grâce à Internet (2), et parfois à la presse, s’accumulent comme autant de gros nuages noirs au-dessus d’un ciel de carte postale.

Jusqu’à quand Emmaüs, avec la complicité de l’État, pourra-t-il continuer à vendre à prix d’or son image d’Épinal, qui ne sert qu’à masquer de monstrueuses réalités ?

Non, il ne reste rien, ou presque, de cette insurrection de la Bonté. Pourquoi ?

Parce que la vieille charité chrétienne, contaminée par les puissants lobbys du néo-libéralisme, s’est transformée en label « Solidarité ». Et que sur ce label babélien, une multitude de prédateurs ont bâti leurs chapelles et leurs petites boutiques, galvaudant ainsi l’un des plus beaux mots de la langue française, et l’idéal de l’abbé Pierre.

Mais où est-elle cette fameuse Solidarité chez Emmaüs, quand les Compagnons sont à la merci de despotes protégés qui font des affaires juteuses et donnent libre cours à leurs pulsions dominatrices, diverses et variées ? Quand ces mêmes Compagnons sont privés de droits, de papiers, de parole et d’intimité ? Quand, du fait de leur statut indigne créé par Martin Hirsch lors de son passage carriériste dans le gouvernement Fillon, ils peuvent être exclu de manière arbitraire, jetés à la rue le soir même et par tous les temps – le fameux « PSG » : Porte-Sac-Gare –, pour avoir osé dire un mot de travers, osé protester contre une injustice, contre les vols sélectifs d’un directeur ou de certains bénévoles choyés, osé se plaindre de leurs conditions de travail inhumaines – 50 heures par semaine pour l’équivalent mensuel d’un RSA –, osé se blesser gravement ou devenir handicapé, osé vouloir aimer à l’extérieur de la secte locale, vouloir s’en sortir au-dehors par leurs propres moyens puisque rien n’est fait au-dedans pour les y aider, alors que l’on touche un pactole de l’État pour cette mission inexistante, ou alors dévoyée ; où est-elle, cette belle et grande Solidarité, claironnée par tous les slogans d’Emmaüs et de ses belles filiales pour appeler aux dons des gogos ?

Nulle part.

La planète Emmaüs a bien les pieds sur terre, dans les bottes du prédateur. Aujourd’hui, on ne combat plus la misère, on la commercialise, on la rentabilise, on crée une palette de métiers et de postes absurdes pour mieux la gérer, on crée un colossal « marché du pauvre » et on multiplie les profits par toutes les astuces juridiques possibles.

Les pauvres, que l’on prétend « aider » alors qu’on les instrumentalise, qu’on les exploite sans vergogne – notamment, les enfants –, sont la vitrine émouvante de ces boutiques de luxe.

À l’image des « Relais », la filière textile de Pierre Duponchel, enfin d’Emmaüs, enfin on ne sait plus, tant l’homme est partout à son propre compte sans être contrôlé ni imposé en France – Nord-Pas-de-Calais, Afrique, Madagascar, Dubaï, et même Qatar tant qu’à faire ! –, les petits et grands business d’Emmaüs et de ses porte-logos avisés prolifèrent comme du chiendent partout où il y a de l’argent à gagner, à capitaliser rapidement, en mettant les pauvres au tapin, oh pardon, je veux dire : « en œuvrant solidairement à leur réinsertion » (3).

Réinsertion, Solidarité, Partage, Aide aux plus démunis, Économie Sociale et Solidaire (ESS), etc. Les mots et les formules se bousculent dans les beaux discours, comme les graviers sur un tamis pour récolter l’or d’un torrent qui est fait de larmes et d’humiliations.

Martin Hirsch peut s’émouvoir tant qu’il veut sur « la lettre volée » de son attendrissant papa, mais ça ne le dédouanera jamais de tout ce que lui, par ses actions délétères, il a fait endurer aux pauvres et aux Compagnons… Douleurs qui continueront, jusqu’à ce que le statut misérable et discriminatoire qu’il a fait voter le 14 juillet 2009 soit enfin abrogé !

Bien sûr, tous les prédateurs du caritatif et de l’humanitaire n’ont pas trouvé leur planque seulement chez Emmaüs et dans ses innombrables filiales. Le Mal a métastasé de tous côtés, dans le Social Business, enseigné désormais dans les grandes écoles – par Esther Duflo, par exemple, commerciale en microfinance mortifère –, comme dans le secours exotique sans foi ni loi – tremblement de terre en Haïti, tsunami en Asie du Sud-Est, famine au Sahel, scolarisation sponsorisée en Inde (Neslé, etc.), au Vietnam, travaux de réinsertion au Cambodge (risible en Occident, le mot est ici pathétique) – coiffure, cosmétique, couture, « artisanat ethnique », massage… – pour échapper à la rue, et la liste est longue… Avec toujours les enfants exposés à vos dons comme des boucliers humains protégeant les prédateurs aux poches pleines, descendus dans les grands hôtels.

Le segment de la pauvreté semble exploitable à l’infini, partout sur la planète. Il est l’un des nouveaux jouets du « capitalisme solidaire », qui tue des milliers d’enfants chaque jour.

Le Cambodge, où je vis, comme la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, est envahi d’associations malsaines, françaises et européennes, qui se sont abattues sur lui comme une volée de criquets pèlerins avalant tout sur son passage, détruisant les équilibres locaux, les écosystèmes économiques traditionnels qui s’étaient mis en place bon an mal an. On y trouve de tout, parmi ces humanophiles : de la star relookée au curé pédophile, du touriste humanitaire qui prend des photos comme dans un safari à la stagiaire incompétente d’école de commerce. Il y a bien sûr aussi toutes les grandes enseignes du secteur, avec leurs professionnels aguerris et leurs personnels, car les subventions et les dons coulent à flot…

Donner de l’argent à ces gens-là, c’est alimenter un système ignoble, honteusement surmédiatisé, qui s’engraisse comme une sangsue dans la chair des plus miséreux et des plus vulnérables. C’est aussi collaborer au maintien au pouvoir du dictateur Hun Sen, l’ancien khmer rouge, qui bénéficie pleinement des retombées financières de la manne humanitaire dans son pays et lui permet d’enrichir son clan sans faire quoi que ce soit pour améliorer le sort des populations, abandonnées aux actions nuisibles des « bienfaiteurs occidentaux ».

De manière générale, l’humanitaire des riches, des sponsors et des « parrains », aux quatre coins de la planète, est au service des dictatures de la pauvreté, et souvent même du terrorisme, combattu par ailleurs alors qu’on lui sert la soupe, et dans une marmite en argent qu’on récupèrera d’une manière ou d’une autre (contrats, échanges commerciaux)…

Il faut abolir ce système criminel ! Il faut sanctionner les prédateurs !

À Emmaüs – et commençons par là ! –, comme partout ailleurs dans le monde ! Il faut mettre fin à « l’immunité humanitaire », comme l’écrit le Compagnon Georges, qui protège des voyous en col blanc avec la bénédiction d’un État démissionnaire qui a tout intérêt à ce que le système perdure, à ce que le « secteur » faisandé de l’humanitaire continue à être florissant : il apporte un salaire de misère à des centaines de milliers de gens dont on ne sait que faire, qui plomberaient les chiffres du chômage, et surtout, il rapporte une fortune à quelques-uns, ces répugnants notables de la charité qui construisent leur patrimoine et leur carrière avec l’argent public volé aux pauvres. Une infamie !

Il faut en finir avec ce libéralisme assassin, hypocrite et menteur, qui n’a de solidaire que le nom qu’il s’est octroyé, et qui s’est imposé avec son « vaisseau de guerre ESS » (Économie Sociale et Solidaire) à toutes les places laissées vacantes, hélas, par la lâcheté et la totale absence de vision du Politique.

Sans cela, le véritable humanitaire, celui de la conscience désintéressée dont rêvait l’abbé Pierre, de l’élan spontané et sans intermédiaires se rétribuant plus que généreusement, aux antipodes donc de tout business d’entreprise actuel et de tout trafic odieux, est définitivement condamné, et l’être humain avec lui.

Envoyer des dons et des cadeaux à ces associations virales et protéiformes dirigées par des prédateurs aux discours parfumés, mensongers, c’est contribuer à sa disparition. Et c’est aussi vendre son âme au Diable – ce Diable destructeur en action de mort, que je vois ici chaque jour de mes propres yeux –, avec pour seule compensation, au mieux, un bon de déduction fiscale.

Il est grand temps d’ouvrir les yeux et d’agir politiquement contre l’imposture qui tue !

Christophe Leclaire

 

(1) « Centre Presse Aveyron » en relate une parmi tant d’autres, et ces jours-ci encore, c’est « Le républicain lorrain ». Lire également : http://zadaude.wordpress.com/2013/07/31/des-militants-violentes-menaces-et-expulses-du-festival-emmaus/, où l’on apprend que des militants de différentes ZAD (Zone À Défendre) ont été violentés, menacés et expulsés du Festival Emmaüs Pau-Lescar, dont le thème était « le bien vivre »… Une plainte (une de plus) a été déposée en juillet 2013 contre l’indéboulonnable et très protégé Germain Sarhy.

À noter que ces informations qui paraissent régulièrement dans la presse régionale ne remontent quasiment jamais dans la presse nationale ; pourquoi ? Le puissant lobby politico-économique « Emmaüs-France » a sans doute la réponse…

(2) Sur le site C4N et sur la page Facebook du Compagnon Georges.

Mais aussi sur des blogs, notamment :

Emmaüs sors de ce corps

In Libro Veritas

(3) Lire : http://realitesdefrance.unblog.fr/2013/07/04/emmaus-se-balade-au-qatar/

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