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Du côté des auteurs

Les nouvelles, comme tout récit, ont un début, un milieu et une fin, mais ce qui les gâche, c’est toujours leur fin, le sacrifice du texte au seul profit de quelque retournement ou révélation ultimes, arrivant à l’improviste, soi-disant, mais péniblement entrevus dès la première ligne comme une lumière soit trop crue, soit insuffisante sur l’histoire dès qu’on l’entame.

Luc Dellisse maîtrise l’art de la nouvelle. Il arrive à libérer le genre de cette hantise du coup de théâtre, du pseudo-piège tendu aux lecteurs qui savent bien que, de toute façon, ce qu’ils traversent n’est rien d’autre qu’un alignement de lettres cachées en attente de leur ouverture finale. Cet éternel retour s’inscrit, tout en s’en démarquant, dans la collection (« Belgiques ») lancée il y a quelques années aux éditions Ker. Les enjeux et l’ambition sont ici tout autres, à la fois plus diffus (la diversité générique des textes, oscillant sans arrêt entre témoignage et fiction, est grande ; on voyage aussi énormément dans un livre censé parler d’abord de la Belgique) et plus spécifiques : le cœur de l’album (il existe des albums de prose comme il existe des albums de vers) est l’écriture, plus exactement une idée et une approche de la vie placée sous le signe de l’écriture. Moins pour que tout aboutisse à (seulement) un livre, mais pour que la vie elle-même puisse se vivre et se penser, jour après jour, à la lumière du double référent de l’écriture comme geste et de l’écriture comme instrument de décryptage et de signification.

Ce parti pris explique l’art de la nouvelle de Luc Dellisse. L’attention au style y est étale. Chaque mot, chaque phrase, chaque transition comptent autant que l’autre. Même si la trame romanesque en est tout sauf absente, le texte n’est jamais tendu vers sa fin comme une flèche. Il y a même des nouvelles qui paraissent se terminer au beau milieu de leur élan : on tourne la page et au lieu de lire la suite, on tombe sur le début d’un nouveau texte. Mais ce n’est pas la seule manière dont Cet éternel retour échappe à la manie du dénouement. Toutes les nouvelles du livre contiennent des capsules textuelles qui enferment un élément de rime poussant vers des fragments déjà lus ou encore à lire (l’évocation des voyages en train, par exemple, la description des passages du chaud au froid, équivalent intime des nuages se tissant ou se dissolvant sans arrêts dans les ciels belges, ou encore, dans un registre plus technique, la façon particulière de décliner une liste). Ces rimes – un mot, une sensation, une expression – produisent des effets pour le moins paradoxaux. Elles stimulent une lecture en filigrane, qui unit incontestablement le volume (il y a comme une transparence de chaque texte dans tous les autres). En même temps, elles sont aussi un facteur de dislocation (les nouvelles se défont, la partie prend le pas sur l’ensemble, on comprend vite que les échos à distance sont plus essentiels que la séquence narrative qui les provoque). L’un dans l’autre, une telle écriture génère une lecture sans doute plus buissonnière, mais aussi plus profonde et peut-être plus proche du mouvement de l’écriture, elle aussi linéaire et non-linéaire à s’y méprendre.

Enfin, ce dépassement de la nouvelle comme machine à raconter ne touche pas seulement à la manière d’écrire. Elle transforme aussi l’écrivain, qui devient une « voix sans visage », en quelque sorte une figure dans le tapis du langage. Cette définition est aussi une belle définition de la Belgique : elle n’est pas du tout ce pays qui n’existe pas, mais ce pays qui grâce à la littérature se transforme en un réseau de signes qu’on ne se lasse pas de revisiter.

Jan Baetens

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