Josef Albers a quarante-cinq quand il part en exil aux États-Unis, juste après la fermeture du Bauhaus par le pouvoir nazi en 1933. Il s’y plaît tout de suite, s’émerveille du mode de vie américain, retrouve des amis, obtient un emploi comme professeur au Black Mountain College, équivalent américain de son école allemande, continue ses recherches dans le domaine du dessin et du design, mais… doit donner course dans une langue dont il ignore jusqu’au premier mot.
Tous les témoins confirment qu’il s’en est acquitté avec bonheur de l’exercice, dès le premier jour. Son apprentissage de l’américain est rapide et impressionnant. Toutefois, l’essentiel est ailleurs. L’exploration d’une autre forme de parler et donc de penser transforme sa pratique d’artiste et de théoricien de plus d’une manière. Le combat avec la langue inconnue le conduit en effet à donner un nouveau souffle à un aspect à peine connu de son travail, longtemps mis entre parenthèses par ses activités de peintre et d’enseignant : la poésie.
Créateur et pédagogue, Albers voit dans la poésie une manière d’explorer ce qui doit être, dans la tradition du formalisme russe dont il se réclame, l’horizon de tout art, à savoir la « désautomatisation » de nos rapports aux signes et partant au monde, puis l’effort de rendre sensible la richesse et la diversité de la matière, toujours voilées par les lois d’airain de la communication rapide et transparente.
En poésie, cette matière n’est pas seulement verbale ou sonore. La disposition des lettres dans les mots, des mots sur la ligne, des lignes sur la page, des pages dans le livre, des livres dans l’exposition ou la performance, ne compte pas moins. C’est pareille conviction qui pousse Albers à publier une série d’ouvrages combinant dessins et textes.
Ces derniers ont souvent été lus comme de simples légendes ou commentaires des œuvres reproduites. L’étude de Vincent Broqua permet enfin de lire les textes d’Albers comme une nouvelle forme de poésie, qui révolutionne le genre séculaire de l’écrit d’artiste.
Malgré la ligne droite est un livre à lire pour bien des raisons : le travail d’archives exemplaire ; le dialogue stimulant avec les propres recherches de l’auteur, lui-même écrivain et théoricien comme son modèle, sur l’avant-garde américaine ; l’élégance de l’expression, libre de tout jargon ; le plaisir à chaque page de pratiquer la microlecture de textes aussi bien que d’images ; le souci permanent de la contextualisation historique et culturelle ; la qualité des choix iconographiques et de l’impression ; enfin la manière inédite de relire l’art contemporain à la lumière de l’art du verbe, qui retrouve ainsi la place qui lui revient.
Jan Baetens