Cette notice n’est pas une provocation. En rapprochant deux auteurs, deux styles, deux livres, deux visions de la poésie on ne peut plus dissemblables –un texte absolument d’avant-garde: Photocall. Projet d’attendrissement de Vincent Broqua (éd. Les Petits Matins, 2021); un volume classique s’il en est: Dis-moi quelque chose d’Yves Namur (éd. Arfuyen, 2021) –, l’idée n’est pas de diminuer leurs antinomies, mais de dresser un constat plus général : la poésie d’aujourd’hui est certes extrêmement diverse, mais dans chacune de ses orientations elle est d’abord en quête d’une justesse d’expression, d’un langage neuf ou renouvelé, à même de sceller un pacte avec le public, lui aussi désireux de trouver des manières de dire et de faire inédites.
Yves Namur opte pour une formule qui paraît une expansion du genre traditionnel du haïku. Chaque poème de son recueil se présente comme un texte à trois temps : la première strophe se compose d’un vers-incipit invariable (« Dis-moi quelque chose »), suivi d’un vers introduisant le thème spécifique ; la seconde strophe, en trois vers, offre le développement de ce motif particulier; la dernière strophe, qui ne comprend jamais qu’un seul vers, souvent bref, délivre la pointe. La poésie d’Yves Namur est méditative –l’appeler « philosophique » reviendrait sans doute à casser la discrétion de cette porcelaine– et elle résonne longuement au-delà du dernier mot, quand bien même chaque texte se resserre sur un message clair et net. La fin gnomique des poèmes évacue le clivage de l’auteur et de ses lecteurs, qui se retrouvent sans peine dans la conclusion universelle, presque impersonnelle des ces poèmes très courts qui n’ont pourtant rien de minimaliste.
La démarche de Vincent Broqua est tout autre –maximaliste, pourrait-on dire. À une formule unique, mais ouverte à d’infinies variations, Photocall substitue une foudroyante diversité de tons, de rythmes, de syntaxes, de régimes de difficulté ou de lisibilité, de genres, de références culturelles, voire de langues (le français y épouse l’anglais, de manière souvent libre et surprenante). Cet éclatement des discours monolithiques n’est pas le fruit de quelque refus de la contrainte, mais au contraire de la volonté de combiner et de confronter autant de règles que possible (chaque fragment semble avoir envie de « faire genre »). Cette politique du texte touche en même temps à ce qui n’est plus le « vers » (Photocall ne se pose plus la question de la distinction entre poésie et prose et moins encore celle, très datée aussi, du prosimètre) et à ce qui est n’est plus le « livre » mais le « dispositif » (le montage-collage de fragments de toutes sortes de discours sociaux, que ce soit pour les critiquer ou les détourner ou en soutenir la force émergente).
La dissonance de ces deux volumes, évidemment réelle, est cependant tout sauf absolue. De part et d’autre, la communication avec le « lecteur » –qu’Yves Namur tendrait peut-être à écrire avec majuscule, là où Vincent Broqua le modulerait à l’aide des nouvelles clés de l’écriture épicène– est l’alpha et l’oméga de leurs projets respectifs, comme le révèlent d’emblée les illustrations paradoxales des deux livres. Leurs images de couverture affichent en effet une certaine idée du lecteur, mais elles le font d’une manière qui replie l’unique sur le divers (chez Namur) et le divers sur l’unique (chez Broqua).
Photocall a retenu une photo de Wolfgang Tillmans, « Dan », qui singularise au maximum un corps masculin à nul autre pareil (et dans une certaine mesure même jamais vu). Dis-moi quelque chose a choisi une peinture de Cécile Miguel, « L’homme à perdre haleine, n° 6 », qui ne présente pas une seule figure mais une mosaïque d’êtres de tous sexes, de tous âges, voire de toute nature (l’humain, le végétal et le minéral s’y croisent). Dit autrement : le seuil du livre d’Yves Namur nous invite à ne pas en rester au singulier du rapport entre « toi » et « moi » ; l’amorce du volume de Broqua encourage quiconque se laisse séduire par ses multiples à produire son propre mode d’emploi, jamais unique mais toujours individuel.
Pour bien lire ces deux auteurs, qui risquent de ne pas se trouver ni sur la même table de librairie, ni dans le même rayon de la bibliothèque, il importe donc de les lire ensemble, en filigrane l’un de l’autre.
Jan Baetens