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Blog Nouvelles de Rossano Rosi (2011 - 2012)
16 août 2012

C’était comme des poupées, de toutes petites poupées articulées que l’on voyait agiter les bras sous l’azur, là-haut, au sommet. La tranquillité du Jardin Botanique était remarquable et donnait à ce couple — un homme d’une quarante d’années, Jean, et un fils de quinze ou seize ans — une sorte de lenteur, une sorte de bonheur. Près de l’étang et de ses nénuphars timides, tous deux prenaient plaisir à regarder par-dessus le mur d’enceinte, que surplombaient les derniers étages de cette tour blanche et désaxée. Il y avait ainsi une façon presque naturelle de contempler cet édifice trop célèbre et que brouillait une foule de touristes en train de se photographier, toujours avec ce geste des mains, humoristique, mimant un effort de soutènement. Toute la Piazza dei Miracoli grouillait de petits Hercules qui, d’une simple tension des paumes, empêchaient la tour de choir. Le père et le fils n’avaient pas dérogé à la règle. Après tout, s’ils étaient venus à Pise, c’était pour un week-end d’insouciance, et si possible de plaisir. Ils accomplirent ce geste rituel sans remords. Or, de revoir la tour depuis l’enceinte du Jardin Botanique et d’en admirer le faîte, pourtant si proche, avec calme et dans la solitude, eh bien : cela leur avait apporté ce supplément de bonheur inattendu à quoi aspirait leur cœur.

Ce coup d’œil baroque, parmi des plantes presque aussi âgées pour certaines que cette tour blanche et désaxée, leur assurait qu’ils avaient su trouver, au contraire des autres, un contact réel avec un monument devenu, malgré sa beauté, une sorte d’emblème factice.

Pour peu ils se seraient cru dans le passé ; à une époque, aussi profonde que la mémoire de ce tilleul, où l’édifice existait. Ce genre de sensation supérieure restait donc encore possible ; les allées désertes du Jardin Botanique laissaient entrevoir que cela durerait.

Ils parlaient peu. Depuis qu’ils avaient débarqué à Pise, ils n’avaient en fait échangé que quelques phrases.

Le but de cette escapade n’était pas de parler. Il s’agissait de s’octroyer une parenthèse qui aiderait Julien à surmonter cet épisode de vif dépit amoureux qui l’avait plongé dans le malheur dans le même temps qu’il tenaillait au fer rouge le cœur d’Anne et Jean. Anne avait dit à Jean : « Partez tous les deux quelques jours, fût-ce un week-end. Que Julien change d’air. C’est le printemps. — En Italie ? — En Italie, oui. Il y fera beau. Le contact avec l’art et une si pure architecture ne pourront que lui faire du bien. J’ai si peur. » Anne éclatait en sanglots, étouffés pour ne pas que Julien l’entende. « À cet âge-là, reprit-elle, on fait des bêtises. L’amour compte tellement, l’amour est tellement tout que lorsqu’il fait brutalement défaut, il n’y a plus rien. — À Pise ?  » demanda Jean, la gorge nouée. Il n’avait jamais analysé les choses sous cet angle. Lui aussi avait peur maintenant. « Pise ? Excellente idée. Nous y avons été heureux. Partez sans moi. À deux, vous serez mieux, et puis j’ai du travail. Ce bonheur, notre bonheur, il doit en rester quelque chose dans l’air qu’il respirera là-bas. »

De fait, il y avait eu quelque chose sur le visage de Julien, tandis qu’ils cheminaient le long des eaux vertes de l’Arno et qu’ils observaient les façades ocre des demeures. Il était enfin détendu, sans cet air désespéré qui avait été le sien depuis plusieurs semaines. Curieusement même, alors que Jean aurait parié que l’idée de s’éclipser quelques jours avec son père ne lui aurait tiré que deux ou trois remarques sarcastisques, une moue indescriptibe au mieux, il avait d’emblée paru emballé. Et Jean n’aurait jamais cru qu’il eût été possible de ressentir tant de plaisir en voyant un fils manifester, contre toute attente, un tel bonheur. Le plaisir avait crû pour ainsi dire d’heure en heure, atteignant, maintenant qu’ils étaient dans le Jardin Botanique, au milieu d’arbres plus vieux que Galilée, une sorte de perfection. Ils étaient heureux ensemble, comme ils ne l’avaient plus été depuis l’enfance de Julien.

Ils quittèrent le jardin pour retourner sur la Piazza dei Miracoli. Ils décidèrent d’aller au Camposanto, juste pour déambuler agréablement sous les portiques et jouir au passage de certains bouts de fresques en marchant avec douceur sur des tombes qu’effleureraient leurs pas.

Dès que Jean revit l’intérieur du Camposanto, il se retrouva aussitôt plus de vingt-cinq ans en arrière, vingt-huit précisément, quand, à l’âge exact de Julien aujourd’hui, il était venu s’y morfondre, seul, de l’amour violent qui l’avait uni à Maura L** ; ses parents avaient préféré grimper en haut de la tour, nons sans avoir tenté de le convaincre de les y accompagner. Il avait opté pour la douceur du Camposanto et le désespoir d’avoir dû quitter Maura L**.

C’était étonnant.

Jean avait l’impression nette que cette scène de son adolescence — perdue depuis longtemps dans le passé — était en train de se dérouler sous ses yeux. Sous sa poitrine. De mêmes souffrances la lui déchiraient ; et l’inévitable « Summer Love » de John Travolta résonnait à nouveau dans ses oreilles, comme cela avait été le cas à l’époque.

Maura L**… C’était tout simplement la première fille à qui il avait dit « Je t’aime » et la première fille qui le lui avait dit. Ces mots, qu’elle avait prononcés et répétés avec une intensité presque féroce, ne l’avaient jamais autant bouleversé que le jour où il était venu s’adonner à son souvenir irrémédiablement perdu sous les portiques du Camposanto.

Or, il y avait eu dans sa douleur une pointe de soulagement : Jean ne se l’était jamais caché. Il avait eu peur de Maura L**. Son amour était si violent qu’il aurait pu, Jean en avait toujours eu la conviction, faire fi de l’impossibilité où tous deux étaient de vivre librement leur amour : leurs pays éloignés, la sujétion où la faisait vivre une famille vertueuse, leur si jeune âge… Jean avait reçu plusieurs lettres, dont une envoyée depuis Moscou, où ses parents l’avaient emmenée passer les vacances d’hiver au cœur d’une patrie qui représentait pour ces militants enfants de partisans le royaume de toutes les utopies. Cette lettre glaciale était si empreinte d’ardeur que Jean s’était empressé, du fond de sa chambre belge et douillette, de ne pas y répondre. Jean savait que Maura L**, s’il avait comblé l’attente de son immense amour, serait venue révolutionner sa vie et l’aurait poussé à accomplir un acte vraiment tordu qui aurait mis un terme à tout ce confort veule. Il avait pleuré en écoutant un disque, sans savoir si c’était pour Maura L** ou à cause de sa propre lâcheté.

« Ça ne va pas ? — Si, si. Ça va. Non. Enfin. Ça ne va pas. Je vais m’asseoir un peu. Le cœur. — Le cœur ? — Ne t’inquiète pas. Juste un peu… le cœur. » Et Julien, qu’enchantait la beauté radieuse du Camposanto, n’insista pas, s’éloigna, observait les fresques, voltigeant de pierre tombale en pierre tombale.

Jean sortit alors sa tablette et effectua une rapide recherche. Comme les choses pouvaient être si simples aujourd’hui ! C’était néanmoins la première fois qu’il essayait de traverser le passé, contrairement à tant d’autres qui le faisaient chaque jour, et de sauter par-dessus les années mortes pour s’en aller retrouver un fantôme de sa jeunesse. Et tout alla très vite.

Il tomba sur une espèce d’avis nécrologique, ou plutôt une page-souvenir que des proches lui avaient consacrée à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort. Jean comprit que Maura L** s’était suicidée, si jeune encore, auteur d’une tonne de poèmes d’amour et politiques dont il était possible de commander, moyennant un simple clic, un volume dûment édité par ces mêmes proches. Il faillit pousser un cri mais resta muet, le cœur franchement désaxé. Il se levait, tombait sans vraiment tomber, rattrapait sa tablette au moment où elle glissait par terre, la remettait dans sa sacoche et partait errer entre les tombes.

Julien posa sa main si jeune sur la nuque de son père et lui parla de l’émotion qu’il avait eue face au « Trionfo della morte ». Jean devint livide, la bouche bêtement entrouverte. Julien éclata de rire. Qu’il se rassure ! Allez ! Il rit encore de plus belle.

Il avait enfin compris grâce à cette admirable fresque, expliqua-t-il avec cette goujaterie innocente de la jeunesse quand elle fait état de grandes vérités de la vie et qu’elle soutient avec une candeur baroque en avoir pris toute la mesure, cette mesure dont seuls le temps et les années font la valeur, il avait compris combien les choses ici-bas sont éphémères !

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