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Blog Nouvelles de Rossano Rosi (2011 - 2012)

J’avais attendu Thomas une bonne partie de la soirée ; peine perdue, il ne viendrait plus. Baigné de musique, toujours le même morceau, un morceau datant de l’année 1989 (je n’arrivais pas à m’en défaire tant, hélas ! il me collait au cœur), mon studio exigu de célibataire semblait être devenu, tout à coup, gigantesque. Les affres de la semaine, les mauvaises nuits, l’irritabilité exponentielle de mon humeur, tout cela faisait en sorte que mes week-ends se passaient dans une sorte d’état comateux où l’alcool n’avait désormais rien à voir. La fatigue seule expliquait cette chose qui m’avait toujours paru jusqu’ici abstraite, mais que je touchais maintenant du doigt, de jour en jour, de semaine en semaine davantage. Le vieillissement.

Accoudé à la fenêtre, tandis que s’écoulait le flux des automobiles sur le boulevard Anspach, dans un concert de klaxons, de coups de frein, de hurlements, tantôt joyeux, tantôt inquiétants, les bras croisés, je regardais passer tous ces fêtards du samedi soir, sans plus espérer de Thomas.

« Samedi soir ? Chez toi ? Et puis… out ! » m’avait-il écrit. J’avais été surpris de recevoir un texto de Thomas ; cela faisait si longtemps. Bien sûr, de temps à autre, on se croisait, on se parlait un peu. Mais de là à se fixer une date pour une soirée… Quand était-ce donc la dernière fois ?

À force d’être devenu casanier, de me lasser du monde et des soirées en musique, avec l’alcool, les clopes, les franches rigolades qui ne me faisaient plus rire, j’avais poussé insensiblement Thomas, qui lui ne changeait pas, à ne plus me contacter. J’étais devenu un ennuyeux.

Je me souviens parfaitement de la première fois où j’eus cette sensation : d’être devenu un ennuyeux. Nous habitions encore à Saint-Gilles, Thomas et moi. Nous n’imaginions pas que nous vivrions ailleurs et nous sortions, chaque vendredi, chaque samedi, et tous les autres soirs de la semaine, comme des enragés. Puis, j’avais trouvé un boulot, un travail… Fixe et bien rémunéré. Mes nuits s’étaient significativement raccourcies pour me permettre de me lever à l’heure et d’attraper un métro vers 7h30 ; je rentrais tard. Quand nous allions prendre un pot, désormais je bâillais.

Cette sensation d’avoir basculé dans le camp des ennuyeux, je l’éprouvai nettement pour la première fois un matin d’hiver, alors que je traversais le parvis de Saint-Gilles pour me rendre au métro le plus proche. La nuit était toujours là, et soudain je croisai Thomas. Passablement saoul, il s’en revenait chez lui. À l’heure où je partais travailler ! J’avais encore le goût du café sur la langue ; lui avait les oreilles pleines de musique et les cheveux plein de fumée… Thomas s’en fichait pas mal de travailler ou pas. Sa philosophie ? De la musique avant toute choses ! Je l’évitai, courbant l’échine, priant pour qu’il ne me voie pas. Thomas était volontiers moqueur : il n’aurait pas laissé passer l’occasion, tout bourré qu’il était, de me brocarder. Cette fois-là, à la fin des années quatre-vingt justement, je me suis retrouvé bien loin de ces atmosphères électrico-planantes, façon « Madchester », qui nous avaient tant éblouis. C’en était fini de moi.

Pourtant, il me fallut quelques années pour en arriver à ce constat. Cette rencontre n’avait été qu’un signe avant-coureur d’une évolution certes inéluctable, mais qui s’était faite par petites ruptures successives, avec des avancées dans la maladie du vieillissement et des rémissions qui laissaient croire, à intervalles de plus en plus espacés, que tout serait à nouveau comme avant et que si j’étais rentré deux ou trois fois me coucher avant minuit, la prochaine, craché / juré, je passerais toute la nuit sans encombres. Et puis… j’avais quitté Saint-Gilles… j’avais travaillé de plus en plus… je m’étais dit qu’il fallait que je m’adonne à ce travail sérieusement… Et je l’avais donc fait sérieusement… Écoutant certes encore de la musique… Dans l’autobus, le métro… Un peu chez moi… en baissant le volume pour préserver mes voisins et mon ouïe. Mon studio, dans le centre-ville, était cossu et sans le savoir ni le vouloir, je gentrifiais peu à peu ce quartier du fait de ma présence et de mon activité économique.

« Samedi soir ? Chez toi ? Et puis… out ! » Le texto de Thomas m’avait laissé perplexe, ne soulevant dans un premier temps aucun enthousiasme. Pourtant, j’y avais répondu presque aussitôt. « Yesss ! » Le jeunisme misérable de cette réponse faussement enjouée ne m’avait pas échappé au moment où je l’envoyais. Mais. C’était une façon comme une autre de signifier que j’étais content, après tout, de revoir Thomas. Surtout que je brûlais de lui montrer ma récente acquisition musicale ! Celle qui passait précisément en boucle sur ma platine depuis un bon bout de temps.

Mon portable sonna. Thomas. Il avait oublié mon numéro et s’était enfilé toutes les sonnettes du boulevard, sans penser, le con, qu’un petit coup de fil sur mon portable, comme de fait il le fit, aurait si aisément résolu le problème. L’explication sonnait faux : j’étais convaincu que Thomas avait dû se dire qu’un ennuyeux tel que moi n’aurait certainement pas laissé son portable allumé… Le soir, il faut préserver ses charentaises, n’est-ce pas ? Et c’est en désespoir de cause, tandis qu’il n’arrivait pas à retrouver ma sonnette et qu’il imaginait déjà que toute sa soirée y passerait, qu’il s’était dit qu’un petit miracle, au cas où, était possible. Deux minutes plus tard, Thomas était chez moi.

«”I Wanna Be Adored” ! Excellent. Sublime, forcément sublime. Il n’y a rien de meilleur. — Tu parles sérieusement ? — On ne peut plus sérieusement. Ce morceau est absolument génial. — Il a plus de vingt ans… — Et alors ? Mozart en a bien plus de deux cent cinquante, non ? Qu’est-ce que ça change ? — C’est vrai » approuvai-je. Le raisonnement était imparable, quoiqu’il ne me convainquît qu’à demi.

J’étais néanmoins pas peu fier de ma trouvaille ; je lui montrai la pochette du maxi des Stone Roses que j’avais déniché le matin même. « Aah… Ça c’est un vrai trésor… » Je ravalai ma salive. Thomas, question disques et musique, était une référence absolue. Les murs de son appartement et les fonds de ses armoires en témoignaient aisément : il possédait à lui seul plus de disques, vinyles ou cd, que le royaume entier. Il ne se contentait pas de les posséder : il les connaissait tous ! À la seconde, il aurait pu dire combien il en avait, où il avait déniché celui-ci ou celui-là, combien il lui avait coûté… Thomas avait en musique une folie encyclopédique, un savoir digne de Pic de la Mirandole. Mais ce maxi des Stone Roses… Ha ! Il ne le possédait pas !

Je remis le précieux objet dans sa magnifique pochette ; les yeux de Thomas scintillaient dans la pénombre. Nous sirotions tous deux une vodka glacée, évoquant ces années d’il y a plus de vingt ans.

« Quel serait, pour toi, le disque idéal ? lui lançai-je tout à trac. — Le disque idéal ? » Il réfléchit quelques secondes. « Sans hésiter, me dit-il en pointant du doigt le maxi des Stone Roses que je venais de poser sur la table du salon, un triple album d’une soixantaine de versions, par les Stone Roses et par d’autres, par des dizaines d’autres, de cette magnifique, sublime, forcément sublime, éternelle chanson : “I Wanna Be Adored”. » Ses narines frémissaient. Il vida sa vodka d’un trait, s’en resservit une autre et posa sa main sur la pochette du disque. « Soixante-neuf fois la même chanson ! Trente-trois versions par disque. Avec de légères, très légères variations d’une version à l’autre, qui feraient qu’on ne se rendrait compte qu’insensiblement des différences, pour en arriver au bout du compte à des voix autres, des intonations complètement étrangères à la première version qui nous feraient soudainement voir, comme un flash, tout le chemin parcouru. Une évolution progressive vers l’altérité, articula-t-il. Un travail d’orfèvre, touche par touche, trait par trait. Voilà ! L’altération insensible qui se cristallise tout à coup en altérité. — Ah oui ? » Je n’avais rien trouvé d’autre à dire.

Je réprimai un bâillement.

« On y va ? — Où donc ? — S’éclater. — S’éclater ? — Il y a une fête chez Ginette et compagnie. » Ginette et compagnie ! Ginette et compagnie ! Comme ces noms, naguère si banals, à les entendre ce soir, comme ça, dans la conversation, comme si de rien n’était, m’étaient devenus étrangers ! Tout à coup, je compris ce que Thomas avait voulu dire en évoquant le triple album idéal de « I Wanna Be Adored »… Une « évolution progressive vers l’altérité ».

Nous entrâmes chez Ginette et compagnie. Il y eut des cris quand on s’aperçut que c’était bien Thomas.

Nous avancions à travers des vagues bleues de fumée et de musique. Ginette et compagnie écoutaient leur musique complètement à fond, peut-être parce que tous étaient devenus avec l’âge un peu sourds. Alors qu’avant, dans ce genre de soirées, il y avait comme une souplesse, une grâce à se parler doucement malgré l’atmosphère ambiante, tous criaient maintenant comme s’ils adressaient la parole au professeur Tournesol.

Un groupe de danseurs monopolisait le centre du salon, s’adonnant à une série d’acrobaties grotesques.

Les bourrelets sautillaient sous les pulls ou les chemises ; les joues rougeaudes tressautaient et semblaient se défaire à chaque seconde davantage ; les cuisses et les fesses, molles, s’aplatissaient comme des limaces quand elles se heurtaient les unes aux autres ; les poitrines roulaient jusqu’aux rotules.

Cependant, c’était clair comme le jour : chaque danseur croyait s’être fait une tête de vingt ans. À voir cette espèce de concentration dans l’extase que tous affichaient en se dandinant comme des dindons, nul doute que tous croyaient avoir retrouvé — ou mieux : n’avoir jamais quitté — l’énergie de leurs vingt ans.

Qu’est-ce que j’étais venu faire dans cette soirée ? Qu’est-ce que Thomas avait eu en tête en me faisant venir ici ? Je le compris un peu plus tard lorsque je surpris une conversation entre deux membres de cette coterie de fêtards qui faisaient état d’un pari. Thomas avait parié, je ne sais plus combien, de toute façon ça n’avait pas d’importance, qu’il ressusciterait un ennuyeux d’entre les morts et le convierait à l’une de leurs soirées. Pari gagné : j’étais là.

Je profitai d’un incident pour m’éclipser. Une pogoteuse de cinquante ans bien faits était mal retombée sur un accord, justement, des Stone Roses, et s’était malencontreusement foulé la cheville. Elle poussait des glapissements chevrotants qui attirèrent autour d’elle une petite foule empressée. Je fis un salut discret à Thomas, auquel il répondit par un clin d’œil et un signe qui semblait vouloir dire qu’il me rappellerait un de ces quatre.

Je ris sous cape, je songeais déjà à mon lit. Pourtant, j’ouvris la fenêtre et m’assis quelques instants dans mon sofa.

Un air frais, l’air frais d’une belle fin de nuit, pénétrait jusque sur mon front et me le caressait avec douceur.

Je me resservis une vodka. Et c’est en reposant la bouteille sur la table du salon que je constatai que mon disque des Stone Roses avait disparu.

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