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Blog Nouvelles de Rossano Rosi (2011 - 2012)
13 février 2012

Le jour où, levant le nez d’un Plutarque ou d’un Cicéron, il se demanda quel pourrait bien être le dernier mot qu’il prononcerait de sa vie et qu’il commença, mine de rien, d’avoir des soupçons, il eut comme un flash sous les paupières. Oh ! ce ne furent pas vraiment des soupçons ! Jamais il n’aurait eu un tel courage. Ce n’était qu’une vague appréhension, normale après tout pour un homme abordant la cinquantaine avec cette conviction intime qu’il ne se trouvait qu’à mi-chemin — au pire… — de sa mort. Mais bon. On ne savait jamais. À cet âge, « la prudence est de mise » : ce furent les mots exacts que prononça son médecin, lorsqu’il répondit par un hochement de tête, grave et compassé, à la demande qu’il lui avait faite de « subir des analyses ». À vrai dire, il s’était plutôt attendu à une autre réaction… Il aurait espéré que le médecin lui rie au nez et lui assure que diable ! un homme en aussi bonne santé que lui n’avait pas besoin de « subir des analyses » ! Or, il avait eu ce hochement de tête ; et un vilain frisson lui avait parcouru l’échine.

Très bien… Il irait. Il subirait des analyses.

En s’installant dans l’espèce d’appareil spatial qui allait saucissonner tout l’intérieur de son corps, il eut à nouveau ce flash sous les paupières. C’était une ombre… une silhouette familière qui lui laissait une drôle de sensation au bout des doigts… Cet objet indistinct allait et venait de part et d’autre de la circonférence de sa conscience ; il peinait à l’immobiliser. Mais enfin il y parvint. C’était un animal en peluche — un éléphanteau — qu’une de ses vieilles amoureuses, une belle jeune fille aux boucles et aux yeux d’Anglaise, lui avait offert un 14 février, il y avait au moins trente ans. Il se souvint d’avoir trouvé ça ridicule : pas tellement le doudou, mais faire un cadeau à l’occasion du 14 février ! Mais il l’aimait tant, cette amoureuse, qu’il n’osa rien lui laisser paraître ; et il prit l’habitude de dormir avec le doudou. L’éléphanteau était en fait soyeux et confortable. Il s’y attacha, s’agrippait à sa trompe. Et lorsqu’elle le quitta, trois ans plus tard, et qu’elle emporta avec elle le doudou, en le tenant elle aussi par la trompe, la douleur de cette séparation fut d’autant plus aiguë que le doudou avait disparu de son lit et y avait laissé un grand vide. Il souffrit, pleura, en un mot : fut inconsolable. Tantôt il avait de cruels accès de cafards, tantôt il démontrait par a + b que sa vie n’aurait plus de sens. Il se jura dès lors qu’il vivrait seul et tint parole (moins du fait de cet amour perdu que du profond égoïsme de sa nature, en fait, qui n’aurait plus supporté la moindre concession). La pratique assidue des langues anciennes eut à la longue un effet antalgique sur son cœur et sa raison. Bientôt, il cessa de penser au doudou ; le souvenir de celle qu’il avait aimée se perdit au loin de son passé. Il la recroisa, des années plus tard, sur facebook, mais jamais le souvenir de ce doudou, du moins jusqu’à ce jour, ne refit surface en lui. C’était quand même curieux : il ne comprenait pas pourquoi c’était le cas aujourd’hui.

Dix jours plus tard, la voix grave et compassée de son médecin l’invitait à revenir à l’hôpital y chercher les « résultats » de ses « examens ». L’espace d’un instant, il oublia son âge et eut l’impression d’être redevenu un étudiant rendu anxieux par l’approche du verdict. Il tremblait, ne comprenait plus rien à Platon et le personnage de Socrate lui était devenu grotesque. Il se disait que son grand appartement était soudain bien vide et que peut-être… Soit. Il se rendit au rendez-vous.

Lorsqu’il sortit de l’enceinte de l’hôpital, affublé de cette fâcheuse nouvelle, une réplique de cinéma lui traversa l’esprit. Il revit Woody Allen dans Hannah And Her Sisters sortant lui aussi d’un hôpital, mais à New York, faisant lui aussi, mais à New York et non bêtement à Bruxelles, faisant lui aussi, comme lui-même à l’instant, ici, dans la rue Édith-Cavell, faisant des pas dans la ville qui étaient ou eussent pu être les derniers de sa vie. Un radiologue venait de lui dire, à Woody Allen, à New York, qu’il avait une tache — a spot — aux poumons ; il était convaincu désormais de mourir. Il entendit la voix tragi-comique de Woody Allen répéter dans les rues de New York ce mot tabou, ce mot cruel, qui faisait trembler la Terre entière et dont il se rendait compte qu’il était devenu à son tour victime. À tort. Puisqu’on apprendrait — évidemment ! — qu’il n’en était rien… Pendant une ou deux minutes, il eut ainsi l’espoir qu’il en irait de même pour lui : que ce serait comme dans une comédie de Woody Allen et que tout finirait bien. Il avait du mal à avancer, se demandait où il avait garé son automobile. Il tomba dessus presque par hasard et son mince, si mince espoir aussitôt s’envola.

Le procès-verbal de mauvais augure ornant son pare-brise signa son arrêt de mort. Il mourait ; il ne l’ignorait plus. « Au moins, se dit-il avec un sursaut d’ironie, cela ne servirait à rien de le payer ! » Il le déchira en mille morceaux comme il eût déchiré son propre cœur. En regardant s’envoler ces bouts de papier, il se jura de résister et de vivre, de vivre normalement le plus longtemps possible. Il rentra chez lui avec une certaine confiance en l’avenir. Il observa les livres qu’il n’avait pas encore eu le temps de lire ou de relire. Et tout alla très vite. Il vieillit de vingt ans en quelques semaines et se retrouva bientôt, chauve, édenté, archiridé, dans un service de soins palliatifs. Il gardait sur sa tablette un épais volume dont il ne sut dépasser la page vingt-cinq. Il ne reçut, un jour, que la visite d’une magnifique jeune fille aux boucles et aux yeux d’Anglaise qui le troublèrent miraculeusement ; elle s’était trompée d’étage, croyant arriver, un vieux doudou dans les bras, à celui de la maternité où l’une de ses grandes amies venait d’accoucher. Elle resta néanmoins avec lui une bonne demi-heure, sans doute par pitié, lui expliqua que le doudou qu’elle avait l’intention d’offrir à son amie était un cadeau de sa propre mère, le souvenir d’un vieil amour, et elle quitta la chambre à peine capable de retenir cette espèce d’angoisse terrible qui vous poigne les yeux, fussent-ils aussi bien maquillés, fussent-ils aussi troublants, à la vue d’un corps abîmé qu’enveloppe la mort, d’un corps gris que même la lumière la plus belle eût été incapable désormais d’éclairer. Elle lui laissa, sur un coup de tête, le doudou qu’elle comptait offrir à cette jeune mère de vingt-huit ans, à qui elle ne put s’empêcher de raconter cette visite impromptue en éclatant soudain en sanglots, au point d’effrayer le bébé et d’être chassée de la chambre par cette donneuse de vie qui ne voulait pas de l’ombre froide de la mort dans son espace vital.

Il serra le doudou de cette inconnue contre sa joue et se mit lui aussi à pleurer.

Montaigne lui était devenu inutile, et avec lui toute la philosophie antique : les leçons de Sénèque ou de Socrate s’évanouirent au contact glacial de l’Inéluctable. Il cria, hurla, oublia toute mesure, demanda qu’on arrête cette sale blague, se déclara prêt à signer un pacte avec le diable, affirma qu’il avait oublié d’éteindre la lumière dans sa chambre.

Sa chambre.

Il ne revit pas en pensée toutes les chambres de sa vie ; c’eût été trop beau ; trop romanesque.

Sa chambre.

Il mourut comme on tousse, tout bêtement, sans amis, en essayant de souffler, en vain, ce mot à travers l’air, le dernier mot de sa vie qui ne voulut jamais sortir de sa bouche et y resterait coincé à l’insu de tous, à l’insu de soi. Sa chambre.

Le nouveau roman de Rossano Rosi, Stabat Pater, vient de paraître en février 2012. Une écriture brillante et ironique à découvrir, dans la lignée de Boris Vian et Raymond Queneau.

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